© PASQUALE CHARLAND

Rencontre avec Steven Laureys, neurologue de renommée mondiale: « Je veux être un bâtisseur de ponts »

Mondialement connu pour son travail de pionnier auprès de patients plongés dans le coma et pour ses recherches sur les bienfaits de la méditation, Steven Laureys connaît mieux que quiconque les méandres de notre cerveau.

L’interview se fait par écran interposé, comme au temps du Covid-19. Non pas par peur de la contagion mais parce que Steven Laureys et sa famille ont déménagé au Canada dont sa femme Vanessa est originaire. Il cumule son travail de professeur invité à l’Université de Laval au Québec et la direction de son équipe de l’Université de Liège. Avec Clara, sa fille aînée comédienne, il apparaît dans les films interactifs du musée bruxellois WOM, acronyme de World of Mind.

Les illusions présentées au musée ne démontrent-elles pas que nous ne pouvons pas faire confiance à notre cerveau?

Oui et non. En tant que neurologue, je vois tous les jours le travail extraordinaire du cerveau mais, en même temps, nous n’avons pas encore d’explications satisfaisantes sur les émotions, les pensées, les ressentis. Notre connaissance des troubles neurologiques est suffisamment avancée pour savoir que le cerveau enregistre souvent des choses qui n’existent pas. Si vous et moi avons des ressentis différents c’est que nos cerveaux les construisent différemment. Il est important de le savoir car cela peut nous aider à mieux communiquer les uns avec les autres.

J’espère que les gens sortiront du musée plein de doutes mais de doutes bénéfiques. Nous devons être conscients de la subjectivité de nos expériences et du poids des préjugés. Car ce que nous voyons et entendons n’est pas toujours la réalité absolue. En tant que scientifique, je souhaite jeter un pont entre la médecine traditionnelle, la connaissance, la technologie et la nature subjective et sensible des expériences personnelles. Cette attitude suscite parfois des critiques de certains confrères, mais je ne veux pas m’autocensurer. Tant que la méthodologie est correcte, il n’y a pas de mauvais sujets de recherche ni de tabous.

Vous avez déménagé avec votre famille au Canada. Comment cela se passe-t-il?

C’est une aventure car, avec cinq enfants, il y a pas mal de choses à régler. Je reste actif à l’Université de Liège, je suis toujours directeur de recherche au FNRS (Fonds francophone pour la recherche scientifique) et je poursuis mes consultations, par vidéo lorsque je ne suis pas en Belgique. Ici au Canada, je crée un laboratoire de recherche sur les commotions cérébrales et, avec mon équipe, nous menons des études comparatives sur les cerveaux d’entrepreneurs d’Amérique du Nord et d’Europe tout en approfondissant nos recherches sur les effets de la méditation. La méditation est trop souvent considérée sous le seul angle du bouddhisme alors qu’elle a une portée universelle. C’est dans ce cadre que nous nous intéressons à la population amérindienne, en étudiant le cerveau d’un groupe de volontaires. Cette culture ne possède pas de traditions écrites, mais je suis convaincu que nous pouvons en apprendre beaucoup sur, par exemple, les effets des bains glacés et des huttes à sudation ou sur leur rapport à la nature.

Ce que nous voyons et entendons n’est pas toujours la réalité absolue. Steven Laureys

Ce déménagement au Canada est aussi un choix personnel. La pression est souvent forte dans le monde universitaire et prendre de la distance, au propre comme au figuré, est bénéfique pour mon équilibre. Ici, nous vivons dans la nature, en bordure du Saint-Laurent.

Vous avez réussi à établir qu’une conscience minimale existe encore chez les personnes dans le coma. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous lancer dans un tel projet?

Ma curiosité scientifique à l’adolescence et, plus tard, mon expérience de médecin en soins intensifs ont joué un rôle important dans ma vocation. On supposait que les patients dans le coma ne ressentaient rien, mais comment en être sûr? C’est à partir de cette frustration que j’ai commencé à faire des scanners et des mesures du cerveau. Ce n’était pas le choix le plus facile car il a été accueilli avec beaucoup de scepticisme, si bien que j’ai eu du mal à trouver des fonds. On considérait que la conscience humaine était trop subjective, trop complexe...

Avec mon équipe, j’ai réécrit les livres de médecine et nous savons maintenant qu’après une lésion cérébrale il existe de nombreuses formes de conscience. Pour autant, les préjugés scientifiques n’ont pas disparu. Je constate la même méfiance par rapport à nos recherches sur une médecine intégrative, plus globale, qui recourt à la méditation et à l’hypnose. Or, c’est dans cette direction qu’il faut aller et, pour la cause, oser se montrer un peu rebelle.

Dans votre livre, vous témoignez d’une période difficile, quand un divorce vous a fait perdre pied. C’est à cette époque que vous avez découvert les bienfaits de la méditation que vous considériez pourtant comme une mode.

J’aurais aimé la connaître plus tôt et les témoignages que je reçois montrent que de nombreuses personnes découvrent la méditation après avoir, comme moi, touché le fond. C’est pourquoi je plaide qu’en plus de l’éducation physique, les jeunes reçoivent également un enseignement sur la santé mentale. Mais je veux être clair: il ne s’agit en aucun cas d’une religion ou d’une pose new age. Les bienfaits de la méditation sur le système immunitaire, l’hypertension artérielle, l’anxiété, la douleur, le stress et la dépression ont été cliniquement prouvés. En tant que neurologue, je la prescris en complément des médicaments conventionnels. Nous menons d’ailleurs une étude sur ses effets sur la démence précoce et sur les personnes ayant eu un cancer. Si elle ne guérit pas, elle peut contribuer à ralentir son évolution et la perception des symptômes.

Steven Laureys

  • 1968: Naissance à Louvain
  • 1993: Diplômé en médecine (VUB)
  • 1997: Débuts à l’ULiège
  • 1998: Spécialisations en neurologie, médecine pharmaceutique et palliative (VUB, ULB, ULg)
  • 2006: Fondateur du Coma Science Group, Liège
  • 2012: Directeur du FNRS
  • 2017: Lauréat du Prix Francqui pour ses recherches sur les états altérés de conscience
  • 2021: Prof. CERVO Brain Center, Université de Laval Canada
  • 2019-2022: No-Nonsense Meditatieboek, No-Nonsense Slaapboek, Breinbreker (en NL)

En quoi la méditation vous a-t-elle aidé?

Il y a quelques années, du jour au lendemain, je suis devenu père célibataire de trois jeunes enfants. Je me sentais émotionnellement perdu et, en dépit de toutes mes connaissances, je n’ai pas trouvé de solution rapide à mon problème. Pour combattre le stress, je me suis réfugié dans l’alcool et le tabac et j’ai même brièvement essayé les somnifères et les antidépresseurs. J’ai vite compris que je faisais fausse route et je me suis tourné vers le yoga et la méditation. Avec d’autres activités, le sport par exemple, cela m’a aidé à reprendre ma vie en main, à vivre plus consciemment. Depuis, la méditation occupe une place déterminante dans ma vie. On apprend à prendre du recul, à observer ses émotions et ses pensées, à contrôler sa respiration.

À quelle fréquence devez-vous méditer pour en ressentir les effets?

La méditation ne doit pas créer de pression supplémentaire. Il n’est pas toujours facile de concilier vie privée et vie professionnelle. Quand vous avez deux jeunes enfants, il est quasi impossible de prendre, le matin, une demi-heure pour vous asseoir et méditer. Du coup, il m’arrive de pratiquer une méditation informelle, sur le chemin du travail, sous la douche ou en faisant la vaisselle.

Mais c’est parfois beaucoup plus. Ne revenez-vous pas d’une retraite silencieuse de dix jours en Inde?

Oui, c’était une expérience assez extrême mais il est intéressant d’en observer l’effet sur moi-même et de confronter mon ressenti à mes lectures et à mes entretiens avec des experts en méditation. Pendant dix jours, j’ai vécu une vie de moine au sein d’un groupe d’Indiens, sans échanger un mot. Combinées à un jeûne intermittent, des séances de méditation se déroulaient plusieurs fois par jour. Avec le temps, mon ressenti a changé de nature.

Vous êtes prêt à tout pour la science: vous vous êtes fait administrer des champignons hallucinogènes pour ressentir les effets d’expansion de la conscience.

L’expérience s’est déroulée sous strict contrôle médical. Il n’empêche, ce fut est un très mauvais trip. Ceci étant, je pense qu’il était important pour moi, qui mène des recherches sur la conscience, d’expérimenter par moi-même ce dont je parle à mes patients et aux personnes qui participent à mes expériences. Comprendre les effets de ces substances sur le cerveau nécessitait d’en passer par là. Elles vous font entrer dans une autre dimension, où vous ne faites plus qu’un avec votre environnement et où votre ego se dissout.

La médiation et le yoga m’ont aidé à reprendre ma vie en main. Steven Laureys

Cela fait partie de la recherche sur les effets que peuvent avoir de microdoses d’hallucinogènes, la psilocybine par exemple, sur les troubles mentaux comme la dépression. Nous menons un projet du même type pour les patients souffrant de lésions cérébrales. L’utilisation abusive de ces substances à des fins récréatives a longtemps rendu difficile l’exploration de leur potentiel à des fins scientifiques et thérapeutiques mais les choses changent.

Lorsque vos aînés ont été confrontés au choix de leurs études, vous avez simplement insisté pour qu’ils soient fiers, le soir, de ce qu’ils auraient accompli dans la journée. Message reçu?

Je l’espère. Ma fille Clara est comédienne, une voie compliquée mais elle fait rire les gens. Mon fils Hugo est la conscience écologique de la famille. Il poursuit un MBA, ici au Canada, après avoir étudié les sciences politiques et se lance dans l’entrepreneuriat social. Les trois autres n’ont pas encore fait leur choix. La jeune génération a une vision différente de la vie et souhaite travailler pour vivre et non l’inverse. J’aime cette vision. Je n’entends jamais les gens en fin de vie dire qu’ils n’ont pas assez travaillé. En revanche, beaucoup regrettent d’avoir été trop peu présents pour leurs enfants et leur famille.

Contenu partenaire