Le ministre-président Jan Jambon surpris en flagrant délit de jeu au Parlement flamand en octobre dernier ! © BELGAIMAGE

Pourquoi ces jeux nous rendent accros

On peut y jouer partout, tout le temps : les jeux gratuits sur smartphone ou tablette ont l’art d’être particulièrement addictifs. Pour mieux nous inciter à ouvrir nos portefeuilles ?

Grillé ! En octobre dernier, en plein débats sur l’accord de gouvernement flamand, le nouveau ministre-président Jan Jambon a été surpris par les caméras en train de s’adonner à une activité peu orthodoxe. Tandis que les orateurs se succédaient au perchoir, l’homme fort de la N-VA s’adonnait tranquillement à un jeu sur son téléphone. Une information anecdotique – pas de quoi provoquer une crise politique – mais tout de même assez révélatrice : avec l’essor des tablettes et smartphones, les jeux vidéo Free to play (littéralement  » gratuits à jouer « ) s’invitent désormais partout et n’importe quand, même en pleine séance au parlement.

Par Free to play, il faut comprendre ici des jeux gratuitement téléchargeables et jouables sur mobile, tels que Candy Crush, Farm-ville, Angry Birds, Toy Blast, Clash of Clans... Ceux-ci regroupent une grande variété de thèmes et de genres, du puzzle coloré au casse-tête amusant, en passant par les simulateurs proposant de gérer une ferme, un club de foot ou un empire virtuels. De petits divertissements capables de tromper l’ennui au parlement, donc, mais aussi en salle d’attente, à l’arrêt de bus... voire d’occuper des soirées entières. C’est que presque tous ceux qui y ont déjà touché vous le confirmeront : il est difficile de résister à la tentation d’une petite partie au moindre trou dans l’emploi du temps et tout aussi pénible de s’arrêter !

De quoi provoquer une véritable addiction, comme on l’entend parfois ?  » On use et abuse beaucoup de ce terme dans le jeu vidéo, répond prudemment Joël Billieux, professeur de psychologie à l’Université de Luxembourg et professeur invité à l’UCL. En réalité, la plupart des joueurs qui se disent accros le font parce qu’ils s’adonnent à une activité qui leur procure du plaisir et sur laquelle ils passent beaucoup de temps, mais cela n’a pas de conséquences néfastes tangibles sur leur vie quotidienne. On ne peut donc généralement pas parler d’addiction au sens médical du terme. Ceci étant, les mécanismes de ces jeux sont clairement addictifs : leur fonctionnement incite les gens à jouer toujours plus... « 

Pas tous dans le même panier

Dans le monde du cinéma, audelà des blockbusters visant à vendre un maximum de produits dérivés, il existe de petits producteurs cherchant à produire de véritables oeuvres d’art. Il en va de même dans le secteur du jeu vidéo : loin des grosses productions, il existe de petites pépites issues de studios indépendants, même sur tablette et smartphone. Des jeux qu’il faut payer à la base, mais qui ne se placent pas en embuscade pour soutirer de l’argent à l’utilisateur. Le prix de la tranquillité ?

LA CAROTTE AVANT LE BÂTON

Tout est fait pour donner un maximum de plaisir au joueur et, partant, un goût de reviens-y. Sur le fond, les Free to play sont généralement basés sur une logique de progression, de petites tâches à remplir, une difficulté croissante et sans cesse renouvelée. En d’autres mots : il n’existe pas de fin à ces jeux, il y a toujours un challenge à relever. S’y ajoutent des récompenses en cas de connexions régulières (avec une certaine probabilité d’obtenir des gros lots), des événements temporaires, des compétitions entre joueurs avec classement affiché, des mises-à-jours promettant de nouveaux modes de jeu... Sur la forme, beaucoup de ces jeux s’inspirent des écrans de machines à sous ( » slots « ) qu’on trouvait jusqu’il y a peu dans les cafés : de nombreux éléments sont cliquables, les univers sont colorés, la moindre action réussie entraîne une débauche de feux d’artifice ou d’étoiles, accompagnée de sons attrayants. Grisant !

TOUT EST FAIT POUR DONNER UN MAXIMUM DE PLAISIR AU JOUEUR ET, PARTANT, UN GOÛT DE REVIENS-Y

Autant de petites récompenses, de stimuli plaisants qui vont prodiguer au cerveau des boosts de dopamine, la molécule biochimique à l’origine de la sensation de plaisir, et inciter le joueur à rejouer.  » Qualitativement, le plaisir qu’on va retirer du jeu vidéo ne sera pas différent que celui qu’on éprouve en faisant toute autre activité potentiellement gratifiante, détaille le professeur de psychologie. Un pêcheur amateur pourra obtenir un plaisir comparable au moment où il prend un poisson. La seule différence est que, dans ces jeux free to play sur support mobile, avec les technologies qui sont mise en place, vous avez une multitude de stimuli plaisants à disposition et une accessibilité immédiate. Les  » boosts dopaminergiques  » sont donc hyper-accessibles, disponibles tout le temps et n’importe où, sans devoir, pour reprendre l’exemple de la pêche à la ligne, se déplacer ni préparer son matériel... « 

UN MARKETING AGRESSIF

Si tout est mis en place pour séduire le joueur, c’est pour l’inciter, au fur et à mesure qu’il s’implique dans le jeu, à mettre la main au portefeuille. L’immense majorité des Free to play proposent en effet des micro-transactions en ligne et/ou des boutiques virtuelles. L’objectif ? Permettre au joueur d’acheter du contenu exclusif ou de faciliter sa progression dans le jeu ( » Pay to win « ).  » Ces systèmes promeuvent des achats avec des démarches commerciales très agressives, comme on en voit dans très peu de secteurs, met en garde Joël Billieux, par ailleurs coauteur d’une étude sur le sujet. Les concepteurs de jeux bénéficient d’un flou juridique : les législateurs ont du retard face à ces nouvelles méthodes de paiement... « 

PLUS ON EST PRIS DANS LE JEU, PLUS ON EST TENTÉ DE FAIRE UN ACHAT POUR PASSER À UN NIVEAU SUPÉRIEUR !

C’est ainsi que tous les comportements de jeux sont analysés, afin de proposer des opportunités d’achat ajustées et dynamiques.  » La manière dont vous jouez est tracée et comparée avec des profils de joueurs similaires, du même âge et du même genre que vous, etc. On va alors vous proposer les articles que vous êtes le plus susceptible d’acheter, au prix que vous pourriez débourser.  » Vous passez outre la première suggestion d’achat ? Le jeu reviendra à la charge, vous proposant une baisse de prix limitée dans le temps ou vous informant que l’item sera bientôt indisponible. Même le contenu des récompenses régulières (coffre à butin, etc.) est adapté à votre profil, afin de vous laisser un goût de trop peu et vous inciter à payer pour une récompense plus satisfaisante.

Prises séparément, les sommes demandées sont dérisoires et les transactions sont décontextualisées : les crédits sont représentés sous forme métaphorique (diamants, médailles...) et il suffit d’un clic pour obtenir un item, sans toujours avoir conscience d’avoir dépensé de l’argent, ni avoir une vision claire des montants déboursés.

Pourquoi ces jeux nous rendent accros
© GETTY IMAGES

DE L’ART DE LA FRUSTRATION

Plus le joueur est  » pris  » dans le jeu, plus il sera tenté de faire un achat lui permettant par exemple de progresser plus vite ou de faciliter le passage d’un niveau difficile. D’autant plus que les concepteurs maîtrisent à la perfection l’art de la frustration : il n’est pas rare qu’une partie s’interrompe parce que la barre d’énergie est à zéro ou qu’il faille attendre plusieurs heures pour qu’une action soit terminée et que le joueur puisse avancer dans le jeu. Heureusement, il est possible de récupérer de l’énergie ou d’accélérer un processus... moyennant finances, évidemment.

Ces techniques de marketing agressives ne vont bien sûr pas fonctionner avec tous les joueurs. La plupart parviennent à passer outre ces sollicitations ou s’autorisent de temps à autre un petit achat, en pleine conscience. Au final, seule une très faible proportion de joueurs perd le contrôle et finit par dépenser des sommes conséquentes.  » Mais ce sont ces quelques clients qui font tourner la boutique. Un peu comme à la Loterie nationale, où une part importante des revenus provient des 0,05% de gens qui ont des conduites de jeu problématiques.  » C’est ainsi qu’au niveau mondial, sur les 270 millions d’utilisateurs de Candy Crush, seuls 3,4 % y passent plus de trois heures par jour. Cela représente tout de même plus de 9 millions de personnes, parmi lesquelles certaines ont été jusqu’à dépenser plus de 1.000? en une journée....  » Il y a dix ans, quand on voyait des joueurs venant pour des problèmes d’addiction, la problématique pécuniaire était absente, se remémore Joël Billieux. Maintenant, légiférer sur ce volet est clairement devenu une question de santé publique. Tant qu’il n’y aura pas une législation imposant des limites aux principales compagnies de jeux vidéo, je garderai une vision assez manichéenne des Free to play : la plus grande partie de ceux qui y jouent sont plus ou moins consciemment manipulés. « 

Pratique

Vous craignez d’être un joueur pathologique en état de dépendance ? L’Hôpital Saint-Luc dispose d’une clinique des troubles liés à internet et aux jeux : www.saintluc.be/ > département de neuropsychiatrie et pathologies spéciales > psychiatrie adulte

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