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Pourquoi « c’était mieux avant »

Pollution, chômage, incivilités... et cette fichue crise du coronavirus. Ah, que le monde tournait mieux avant ! Et si nous voyions le « bon vieux temps » plus rose qu’il ne l’était ?

C’est un groupe public, comme il en existe tant sur Facebook. Son nom ?  » La côte belge, c’était mieux avant « . Forte de plusieurs milliers de membres, la page regroupe quantité de photos anciennes du littoral. Au milieu des images de la Belle Époque, surnagent ci et là des clichés des années 60 à 90, visiblement tirés d’albums photo personnels. Les commentaires y fleurent bon la nostalgie : les pistolets au beurre salé mangés sur la plage, les discothèques aux néons criards écumées pendant les permissions du service militaire...

A contrario, plusieurs membres font part d’une certaine amertume face à la situation actuelle : l’ambiance n’est plus ce qu’elle était, les rues sont moins animées, le charme balnéaire a disparu. Pourtant, objectivement, la Côte était déjà bien bétonnée à l’époque et son atmosphère continue à séduire un grand nombre de vacanciers ! Il y a d’ailleurs fort à parier que, d’ici quelques décennies, ceux-ci se rappelleront avec un peu de regret les plages des années 2020...

C’est que le temps semble parfois poser un verni sur le passé : dans certaines mémoires – pas toutes – ce dernier a la brillance d’un âge d’or, où la société tournait plus rond, les gens étaient plus cordiaux et moins prise de tête, où le respect et la politesse étaient davantage de mise... Tout n’est probablement pas faux, mais il suffit de s’y pencher d’un peu plus près pour se rendre compte que le monde d’alors était loin d’être si rose.

Les souvenirs auraient-ils tendance à idéaliser le passé ?  » L’idée que la mémoire est un disque dur qui permet de figer les souvenirs est en tout cas fausse de A à Z, répond d’emblée Philippe Peigneux, professeur de neuropsychologie clinique à l’ULB. La mémoire est un mécanisme dynamique, soumis à un tas de biais : un souvenir que vous avez, ce n’est pas la réalité, même s’il vous semble bien réel. C’est une reconstruction que vous avez faite de la réalité. Le souvenir, au moment où vous le récupérez, peut varier selon votre état d’humeur, les circonstances dans lesquelles vous vous en rappelez.  »

Une tendance au positif

À l’exception des événements résolument négatifs et traumatisants (décès, accidents, guerre, maltraitance...), avec l’âge, la mémoire a plutôt tendance à se focaliser sur le positif, notamment parce qu’il est plus facile de partager et de faire revivre de bons souvenirs, qui ont une signification pour nous.  » Si je vois mes amis avec qui j’étais étudiant, on va se rappeler en priorité nos bonnes guindailles, les bières qu’on allait boire, illustre Pierre Missotten, docteur en psychologie à l’ULiège. Je ne vais faire qu’accentuer la force de ce souvenir, qui sera alors plus facilement accessible. Je l’ai consolidé, je l’ai fait revivre, il me sera donc plus facile d’en reparler, d’y faire référence. Si vous ne parlez jamais d’un souvenir, qu’il est quelque part au fond d’un tiroir, il peut disparaître. La mémoire a cette capacité très importante de pouvoir oublier. « 

La mémoire est un mécanisme dynamique soumis à de nombreux biais

Parmi nos souvenirs qui sont passés à la trappe, il y a donc quantité d’éléments négatifs qui existaient alors, mais que notre mémoire a considéré comme relativement insignifiants, trop que pour les partager et se les remémorer.

Cette tendance au positivisme ne ferait d’ailleurs que s’accentuer avec les années.  » La sélectivité socio-émotionnelle, théorisée par la psychologue Laura Carstensen, montre que notre perception des choses et du temps évolue en fonction de notre sentiment de finitude, poursuit le psychologue. Plus les années s’accumulent, plus vous avez conscience que le temps qu’il vous reste sur Terre est moindre que ce que vous avez déjà vécu. Ce sentiment de finitude influence toute une série de paramètres, il favorise notamment la capacité à vivre l’instant présent et à s’orienter vers ce qui est positif.  » Les souvenirs sont eux aussi touchés par ce  » biais de positivité  » : au fur et à mesure que le temps avance, la mémoire aura tendance à se raccrocher davantage aux bons souvenirs, en faisant abstraction des aspects les plus négatifs du passé.

A contrario, relate le psychologue français Serge Ciccotti [1], la perception du présent serait influencée par un « biais de négativité », qui donne une importance accrue aux actualités négatives. De quoi renforcer l’idée que tout par à vau-l’eau, que tout allait mieux  » avant « . Un phénomène renforcé par le bombardement constant d’informations anxiogènes et pas toujours pertinentes auquel nous sommes soumis aujourd’hui, via les réseaux sociaux et les canaux d’information en continu. Dans un autre registre, celà explique aussi pourquoi les nouveaux courants culturels, musicaux, cinématographiques... peuvent paraître de moindre qualité que ceux auxquels nous avons été exposés durant notre jeunesse.

Cette musique qui relie

Les courants artistiques ne sont pas une question d’âge : il existe quantité de 50+ qui se tiennent à la page des tendances actuelles. Pourtant, beaucoup gardent une préférence pour la musique, les films... qui passaient lors de leur jeunesse.  » C’est l’âge où beaucoup de nos goûts se sont créés, abonde Philippe Peigneux. Ils ont accompagné notre révolte adolescente, nos premiers pas dans la vie adulte. Le fait que ces oeuvres soient en relation avec des éléments importants pour la construction de notre identité, qu’elles nous relient à notre passé, peut quelque peu cristalliser nos goûts. Je suis fan de Neil Young depuis mes 16 ans : ça ne m’empêche pas d’écouter Muse aujourd’hui, mais je préférerai toujours Neil Young !  »

Des souvenirs qui évoluent

Notre mémoire fait aussi évoluer la façon dont nous nous rappelons les événements. Avec le temps, beaucoup de réminiscences ont tendance à devenir assez neutres sur le plan émotionnel.  » Quand on reconstruit son histoire, les émotions associées à beaucoup de nos souvenirs tendent à s’estomper : on ne revit plus les événements avec des émotions aussi vives, développe Philippe Peigneux. Ce qui est une finalement une bonne chose, car cela serait très envahissant !  »

Ce faisant, en étant  » émotionnellement neutres « , les souvenirs peuvent plus facilement se colorer d’une teinte positive. Une illustration ? Rappelez-vous d’une grosse bêtise faite enfant ; vous aviez par exemple repeint le chien en vert.  » A l’époque, vous avez probablement reçu une fessée, c’était loin d’être un moment joyeux. Mais le sentiment négatif alors éprouvé a disparu. Si les personnes qui vous ont puni en ont en reparlé des années après, à table et en rigolant, cela a remis les choses dans une autre perspective. Votre souvenir s’est reconstruit sous une forme plus positive. C’est la même chose pour le service militaire : je doute que ceux qui l’ont fait s’amusaient tellement sur le moment. Pourtant, quand vous les entendez en parler...  »

Faux souvenirs pour vraie personne

Beaucoup de nos souvenirs sont donc enjolivés. D’autres sont carrément factices, mais n’en sont pas moins nécessaires à notre équilibre.  » Il y a des événements que nous sommes persuadés d’avoir vécus, alors que ce n’est pas le cas, c’est ce qu’on appelle « les faux souvenirs » ; il y a aussi des souvenirs dont nous ne nous rappelons pas directement, mais que nous avons assimilés (par exemple, quand nos parents disaient  » tu étais si mignon, enfant ! « ). Tous ces souvenirs du passés, vrais et faux, sont intimement liés à notre mémoire  » autobiographique « , essentielle pour construire notre identité. À partir d’eux, nous allons bâtir notre propre biographie, qui nous permettra de nous situer en tant que personne gentille, assertive ou encore timide, par exemple.  »

Non, tout n’était donc pas nécessairement  » mieux avant « . Les souvenirs d’époque ne doivent pas être pris pour argent comptant, ils ne constituent pas une photographie exacte du passé. Tout au plus peut-on dire qu’ils composent une histoire, inspirée de faits réels et légèrement embellie. Une belle histoire : la nôtre.

[1] Tout ce que vous devez savoir pour mieux comprendre vos semblables, Serge Ciccotti, éd. dunod.

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