© PHOTOS FRANKY VERDICKT

Peter de Caluwe, directeur général de la Monnaie : « L’opéra est une façon de former une communauté »

Ann Heylens Journaliste

Pour Peter de Caluwe, directeur général du Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, l’opéra est plus pertinent que jamais.

Au coeur de Bruxelles, la Galerie de la Reine accueille de prestigieux résidents parmi lesquels Peter de Caluwe, directeur de l’opéra. Il nous reçoit dans son pied-à-terre décoré avec un goût très sûr. Nous sommes à deux pas de La Monnaie qui, depuis douze déjà, est à tout à la fois sa mission et sa passion.

L’opéra a-t-il encore un rôle aujourd’hui ?

L’opéra ne se réduit pas à une forme d’art, c’est aussi une somme d’émotions et une façon de former une communauté. Pas une communauté ethnique ou religieuse, mais une communauté de personnes qui, au travers d’une expérience, arrivent à une catharsis, à une purification de l’esprit. Car, que faisons-nous réellement ? Nous ne faisons rien de tangible. Il faut donc que nous touchions l’esprit. Les 2.000 personnes qui se rassemblent viennent chacune avec leur propre vécu et pourtant, nous créons un sentiment que toutes partagent. L’opéra réunit les gens. L’art ne change pas la vie, mais il peut ouvrir des fenêtres, suggérer de porter le regard dans une autre direction.

Vous faites parfois la comparaison avec l’église.

Dans ma vie, le théâtre a pris la place de l’église. Jeune, je rêvais de devenir Pape. Les rituels théâtraux et l’appartenance à une communauté me plaisaient par-dessus tout. Aujourd’hui, je ne trouve plus en l’église ce sentiment d’être connecté les uns aux autres car le leitmotiv est d’avoir raison. Dans un stade de foot, la seule question est de savoir si son équipe va gagner ou perdre. Au théâtre, on accomplit quelque chose ensemble. Si le public ne participe pas, la représentation ne fonctionne pas.

Vous dites que l’opéra provoque la controverse.

La controverse se situe dans le genre et dans la relation avec le public. On dit de moi que je suis volontiers provocateur. Mais saviez-vous que, étymologiquement, le verbe latin  » provocare  » signifie  » appeler dehors  » ? Provoquer est un appel à sortir de chez soi pour constater qu’il y a d’autres choses à voir que ce qu’on voit par sa fenêtre. Je dis parfois que l’art ne peut pas se passer de scandale. En grec,  » skandalon  » désigne un obstacle placé sur le chemin et qui fait trébucher. Au sens figuré, le scandale vous plonge dans la confusion parce qu’il perturbe votre routine. L’opéra attire essentiellement un public bourgeois qui a du mal avec la nudité, le sexe ou l’adultère. Si le cinéma permet toutes les audaces, le théâtre doit, lui aussi, pouvoir tout montrer. En visionnant un film, le spectateur peut encore penser que ce qu’il voit n’est pas réel, que c’est une mise en scène. Au théâtre, on parle de performance mais comme elle se déroule juste devant vous, c’est très confrontant. Je trouve assez étrange que, sur scène, la nudité mette beaucoup plus mal à l’aise qu’un meurtre.

NOUS DEVRIONS PLUS LIRE SHAKESPEARE. DANS MACBETH IL DÉCRIT TRÈS BIEN LE RAPPORT AU POUVOIR QU’ENTRETIENNENT LES POLITIQUES.

Voyez-vous des parallèles entre l’opéra classique et l’époque contemporaine ?

Nous devrions beaucoup plus lire Shakespeare. Dans Macbeth par exemple, il décrit très clairement le rapport au pouvoir qu’entretiennent les politiques. Rien n’a changé ! Malheureusement, nous n’apprenons pas de l’histoire, de la littérature ou de l’art. Macbeth est un être faible et anxieux. Boris Johnson est un parfait personnage shakespearien en ce sens qu’il commet toutes les erreurs de celui qui est destiné à disparaître de la scène à la fin de la pièce. Malheureusement, il est loin d’avoir l’intelligence des personnages de Shakespeare qui, pour la plupart, comprennent les enjeux.

Pourquoi l’opéra est-il, en lui-même, un genre conflictuel ?

Parce qu’il faut unir plusieurs disciplines. Il y a le texte, la musique et, généralement, l’action se déroule à une autre époque. L’objectif est d’apporter l’harmonie dans une situation potentiellement conflictuelle.

Vous dirigez 390 personnes. Est-ce toujours en parfaite harmonie?

Lorsque je suis arrivé à La Monnaie, tout était très hiérarchisé et le patron décidait de tout. Aujourd’hui, il y a place pour la discussion. Ceci étant, j’ai une vision claire et je m’y tiens. J’écoute les autres mais je suis mon idée quand je pense avoir raison. Il serait beaucoup plus facile de me montrer autoritaire mais je sais que cette attitude dégraderait les relations avec mes collaborateurs. Au poste qui est le mien, on est vulnérable si on montre ses doutes et je comprends que des dirigeants se réfugient dans leur tour d’ivoire pour se rendre intouchable et conserver le pouvoir.

Vous arrive-t-il fréquemment de devoir affronter des ego ?

Les artistes ont un énorme ego ! Les plus grands réussissent à vous donner le sentiment qu’ils ne chantent que pour vous alors que la salle est pleine. C’est un talent incroyable. Lorsque vous travaillez avec eux, vous devez leur montrer de l’empathie et même de l’amour. Mais c’est un amour à sens unique. Vous ne pouvez pas attendre des artistes qu’ils vous aiment, juste qu’ils offrent une performance exceptionnelle. Cela n’a pas nécessairement été facile pour moi car j’ai dû apprendre qu’il existe une différence entre les vrais amis et les amis artistiques.

L’opéra est élitiste, une place coûte facilement 140 ?...

Pour moi, l’élitisme n’est pas lié au prix car, dans ce cas, vous ne vous parlez que d’une élite économique, celle qui peut se payer des billets.

N’est-ce pas la réalité ?

Mais vous avez aussi des places à 10 ?. D’accord, ce sont celles du poulailler mais n’avons-nous pas tous commencé par celleslà ? L’opéra est un art coûteux. Il est impossible de faire autrement quand on sait qu’il y a parfois 80 musiciens et 50 artistes pour une seule pièce ! Sans compter les costumes, les décors...

Peter de caluwe

1963 : Naissance à Termonde. Etudes de littérature et de l’histoire du théâtre

1986 : Dramaturge à La Monnaie

1990-2006 : Diverses fonctions à l’Opéra d’Amsterdam

2007-2025 : Directeur Général de La Monnaie

VIE PRIVÉE : Marié à Dirk Burssens

Qu’est-ce qui est élitiste alors ?

Selon moi, une élite n’a rien à voir avec l’argent. J’aime voir dans la salle des gens de qualité, c’est-à-dire des gens qui ont l’esprit ouvert et laissent leurs préjugés au vestiaire. Vous devriez monter, ne fût-ce qu’une fois, sur la scène de La Monnaie pour observer le public en face. Si vous, en tant que chanteur, vous livrez une performance de haut niveau mais que vous ne créez aucune complicité avec votre public, vous perdez votre temps et votre énergie. Il est donc très important de savoir qui est son public. La culture n’est pas une structure économique. Elle se fonde sur l’inspiration et la liberté artistique. Au moins les artistes peuvent-ils parler librement, en jouant le rôle du bouffon du roi. L’économie ne tourne autour que d’une seule question : qu’est-ce que cela me rapporte ? Le capitalisme est immoral et je pense que sa fin est proche. C’est un système dans lequel les gens ne savent plus où est leur place. La beauté de notre métier, c’est faire passer les gens en premier. D’ailleurs, si je me sens bien à La Monnaie, c’est que l’écart entre le salaire le plus bas et le mien est raisonnable. Je ne veux pas que quelqu’un gagne en une soirée ce qu’un autre gagne en une année entière. Je ne veux pas être associé à cette façon de faire de l’opéra.

Etes-vous issu d’une famille d’artistes ?

Pas vraiment. Je ne me vois pas monter sur scène et je n’ai jamais joué d’un instrument. Enfant, je voulais devenir scénographe et créer des décors mais ce sont des métiers qui exigent une maîtrise technique dont je ne dispose pas.

Quelles sont vos passions en dehors du travail ?

Mes amis. Mon mari et moi recevons beaucoup, pour le plaisir de cuisiner, d’être ensemble et de discuter à bâtons rompus. Dans ma vie privée aussi, je cherche à rencontrer des personnes qui élargissent mes horizons. Notre cercle d’amis est le même depuis des années, un peu comme une communauté ou un clan. Par ailleurs, je ne suis pas famille parce que ma famille et moi ne partageons pas du tout la même vision du monde.

Il paraît que vous vous intéressez à l’astrologie.

(Rires). Je crois que les étoiles et la Lune nous influencent mais j’ignore totalement comment. Je suis du signe du taureau. Je sais qu’il y a deux raisons pour lesquelles je me sens bien avec quelqu’un : soit il y a communion d’âmes soit il s’agit d’un taureau comme moi. Je suis en couple depuis 38 ans avec une personne du même signe que moi et nous nous disons tous les jours : comment expliquer que nous soyons toujours ensemble alors que nous ne sommes d’accord sur rien ?

Et que prédisent les étoiles ?

Mon mandat à La Monnaie court jusqu’en 2025. Je crois que j’étais le meilleur candidat pour la direction de l’Opéra National de Paris mais le choix s’est porté sur un autre. La pilule a été amère mais c’est du passé. Si j’ai toujours la santé et l’énergie dans six ans, je ne prendrai certainement pas ma retraite à l’issue de mon mandat. Je n’accepte pas que ma génération puisse être mise au rebut. J’irai peut-être en Italie, le pays où l’opéra est né mais où il est en train de mourir. Il y a donc beaucoup de travail à faire, au moins jusqu’à 80 ans !

Contenu partenaire