© Frédéric Raevens

Michel Francard : ‘Le français des Belges est bien vivant!’

Pascal Belpaire Journaliste freelance

Il aime les langues pour ce que les gens en font. Éminent linguiste, Michel Francard a fait entrer « zinneke » et « boiler » dans Le Petit Robert.

Le décor de notre rencontre avec le linguiste Michel Francard est une ancienne classe primaire reconstituée. Nous sommes à Bastogne, au coeur du Musée de la Grande Ardenne, « Le Piconrue ». Pour autant, Michel Francard ne cultive pas la nostalgie du temps passé. Le français, il l’aime bien vivant, notamment quand il s’enrichit des belgicismes dont il est le spécialiste attitré.

La première édition du « Dictionnaire des belgicismes » date de 2010, et vous en avez publié la troisième édition il y a quelques mois. Des dizaines de nouveaux mots et expressions y sont entrés. Quelques exemples?

Nous y accueillons notamment les chokotoffs, les prix démocratiques, les examens de passage, les pains saucisses et la sauce andalouse! Et des expressions comme fumer comme un Turc, engueuler quelqu’un comme du pus ou être chaud boulette.

Peu de belgicismes viennent du wallon ou du flamand » Michel Francard

Comment ces nouveaux mots et expressions sont-ils sélectionnés?

Nous utilisons une base de données très riche qui nous permet d’objectiver la vitalité d’un mot. C’est vraiment au cas par cas. Certains belgicismes sont très stables, comme bourgmestre ou GSM. Mais il y en a qui disparaissent, lorsqu’ils désignent un objet obsolète. Pour démarrer, on ne tire plus le choke de sa voiture. La carte SIS est aussi périmée. Ces mots sont donc retirés de notre dictionnaire.

« Bardaf », en revanche, continue à cartonner en Wallonie...

Déguisé en gendarme, le comédien Manu Thoreau parodiait l’émission de sécurité routière « Contact » sur la RTBF. Il jouait le rôle de commandant dans « Faux contact » et il a popularisé certaines répliques qui sont devenues cultes, comme Bardaf, c’est l’embardée. Des années plus tard, l’expression reste toujours très employée en Wallonie et elle a gagné Bruxelles. Par un mécanisme similaire, dikkenek a été popularisé au-delà de Bruxelles.

Grâce au film avec François Damiens?

Oui, « Dikkenek », littéralement « gros cou » en néerlandais, est devenu un film culte pour toute une génération. Interprété par l’acteur Jean-Luc Couchard, JC est le dikkenek, un vantard, un donneur de leçon, un moralisateur. Les sketches des humoristes sont un mode de propagation assez fréquent. Il y a aussi l’exemple du stuut. Marc Herman l’a utilisé abondamment dans ses spectacles. Y a un stuuût! et on comprend tout de suite qu’il y a un problème.

Et puis, il y a les chansons. Angèle a donné deux belgicismes comme titres à ses deux premiers deux albums, « Brol » et « Nonante-cinq »...

Ça peut même devenir un argument commercial, pour faire belge, pour faire le lien avec la belgitude qui est très tendance. En appelant son album « Brol », Angèle sait pertinemment qu’elle va susciter des questions et que ça va amener de la sympathie. Ce n’était pas le cas de Jacques Brel lorsqu’il a intégré racrapoter dans sa chanson Vieillir. Il l’a utilisé sans être conscient que c’était un belgicisme.

Parce qu’on peut utiliser les belgicismes sans s’en rendre compte...

Bien sûr. Quand on parle en stoemelings, quand on croise un baraki ou quand on berdelle sans arrêt sur ses voisins, un petit grelot s’agite. Mais c’est loin d’être toujours le cas, beaucoup passent inaperçus à nos oreilles.

Même quand Emmanuel Macron fait le buzz en expliquant qu’il ne faut pas raconter des « carabistouilles » à ses concitoyens?

C’est assez rare qu’un belgicisme passe la frontière, sauf quand il est supporté par le Nord de la France. Quand le président français a voulu dire qu’il ne fallait pas raconter de balivernes, il a fait appel aux carabistouilles entendues dans son enfance, lui qui a grandi à Amiens, dans les Hauts-de-France, où certains belgicismes sont partagés.

Il n’y a pas si longtemps, on chassait les belgicismes comme s’il s’agissait de termes vulgaires ou inconvenants. Aujourd’hui, on a l’impression qu’on les met en avant et qu’on en est même fier. Comment l’expliquez-vous?

Avant, il fallait parler un français aussi « pur » que possible. Ce sentiment a culminé dans les années 70. Mais j’ai retrouvé des témoignages du XIIe siècle où on constate déjà que tout écart par rapport à la Cour de Paris est considéré une incorrection. Quand j’ai créé à l’UCLouvain le centre de recherches Valibel (pour VAriétés LInguistiques du français de BELgique), l’objectif était de rompre avec la tradition des fameuses chasses aux belgicismes, encore dominante à l’époque, pour valider un français « décomplexé » dans le chef des Belges francophones.

Je suis linguiste, et un linguiste n’a pas à porter des jugements sur l’usage des mots, il décrit et analyse la langue. Il faut se réjouir de la vitalité du français en Belgique et dans le monde, avec ce que cela implique comme spécificités: des belgicismes, québécismes, helvétismes, etc.

D’où vous est venue cette passion pour le décryptage des langues?

Très tôt, j’ai été captivé par les aspects linguistiques. J’ai eu la chance d’avoir d’excellents enseignants de français, passionnés et passionnants. J’aimais beaucoup de matières, mais c’est le français qui m’attirait plus particulièrement, d’où le choix des romanes à Leuven. Très vite, ce qui m’a importé, ce n’est pas la langue en tant que telle, mais ce que les gens en font. Je m’intéresse notamment aux langues minoritaires, comme l’amazighe au Maghreb, pour comprendre comment ceux qui la pratiquent se situent par rapport à l’arabe officiel, puis pour comparer cette situation « exotique » avec le wallon ou avec le français. Ce sont souvent les mêmes mécanismes qui se répètent, comme le rôle joué par les élites dans la substitution d’une langue à une autre, jugée plus prestigieuse.

Vous êtes à l’origine du Dictionnaire des belgicismes, et vous alimentez aussi le dictionnaire français Le Petit Robert. Comment se passe cette collaboration?

Comme Le Larousse, Le Petit Robert est millésimé. Chaque année, il publie des mots nouveaux, dont des belgicismes et d’autres mots de la francophonie. C’était une volonté du linguiste Alain Rey, l’un des créateurs du Petit Robert. J’ai commencé à collaborer en 2008. Depuis lors, chaque année, je fais des propositions. C’est une forme de reconnaissance symbolique des « mots de Belgique » par un dictionnaire fait à Paris. Certes, l’accueil des mots de la francophonie est calibré: ils sont marqués comme venant de Belgique, de Suisse, du Québec...

Pouvez-vous citer quelques mots typiquement belges que vous avez fait entrer dans Le Petit Robert?

Parmi les plus récents, il y a le boiler, le jobiste, un ket, un zinneke, l’adjectif amitieux, et des expressions comme être bleu de quelqu’un, mordre sur sa chique, tirer son plan et ne pas avoir toutes ses frites dans le même sachet. Tous les ajouts au Petit Robert sont extraits de notre Dictionnaire des belgicismes. Je sélectionne ceux qui sont les plus répandus et les plus utilisés.

L’avenir du français n’est pas garanti. Il faut le promouvoir! » Michel Francard

Les belgicismes viennent-ils du wallon ou du flamand?

Les emprunts au wallon et au flamand ou au néerlandais sont minoritaires. La principale source, ce sont des innovations dues aux locuteurs. Les belgicismes qui viennent du wallon, globalement, sont en recul. Une banse, manne d’osier tressé, est un objet de moins en moins courant. Conséquence: le mot reste encore un peu utilisé dans les provinces de Namur et de Luxembourg, très peu ailleurs. En revanche, on entend des jeunes dire qu’ils vont au djok, pour « aller aux toilettes ». Même s’ils ont oublié que le djok, c’était le perchoir des poules et qu’il a donné son nom au siège des toilettes!

Quels genres de belgicismes appréciez-vous particulièrement?

Tous les mots m’intéressent, mais je retiens surtout ceux qui m’ont résisté. Par exemple, l’expression mettre à moule pour démolir, mettre hors d’usage, m’a complètement bluffé. J’ai pensé que cela venait du verbe moudre et de moulu. Mais rien n’étayait cette hypothèse. Puis un ami m’a expliqué que, dans les aciéries, on utilisait un moule dans lequel on coulait l’acier en fusion. Après quoi, il n’était plus bon qu’à mettre « aux moules », c’est-à-dire à jeter avec les autres moules destinés aux détritus.

Quels ont vos projets?

Je voudrais publier un Dictionnaire des libanismes. J’y travaille avec deux collègues libanaises. Les emprunts à la langue arabe y sont majoritaires et on relève aussi des usages archaïques du français qui ont survécu, comme le verbe estiver qui signifie, pour des personnes, « passer l’été ». Il y a une réelle urgence à effectuer ce travail, car le français du Liban est aujourd’hui menacé, notamment par l’anglais. Mais ce phénomène est plus général: l’avenir du français n’est pas garanti et il dépendra de la détermination des francophones à le promouvoir... dans sa diversité.

Dictionnaire des belgicismes – 3e édition – Michel Francard, ainsi que Geneviève Geron, Régine Wilmet et Aude Wirth. Ed. De Boeck.

Michel Francard

  • 17/3/1952 Naissance à Bastogne
  • 1979 Doctorat en philosophie et lettres à l’UCLouvain
  • 1982 Fondateur du Musée de la Parole en Ardenne
  • 1989 Fondateur du centre de recherches Valibel
  • 2004 à 2009 Prorecteur aux relations internationales de l’UCLouvain
  • Depuis 2008 Collaborateur du dictionnaire Le Petit Robert
  • 2010 Première édition du Dictionnaire des belgicismes
  • 2015 Initiateur de la Fête aux Langues en Wallonie Depuis 2018 Président du Musée de la Grande Ardenne

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