Le trait est forcé : le Gang des Vieux en Colère s'est grimé en " très vieux, très allumés " © FRÉDÉRIC RAEVENS

Les 50+ font eux aussi la révolution

Non, les 50+ ne sont pas réacs ou conservateurs ! Ils sont nombreux à défendre les droits fondamentaux et à s’investir dans des causes progressistes. Et si les (plus que) quinquagénaires étaient les nouveaux révolutionnaires ?

Bruxelles, gare du Midi, 8 heures du matin. Au milieu des navetteurs pressés, un petit groupe dénote sérieusement et suscite des regards miamusés, mi-interrogatifs. Déguisés de manière excentrique, en  » très vieux, très allumés « , les membres du Gang des Vieux en Colère s’apprêtent à mener joyeusement une action de protestation dans les transports en commun. Des cheveux gris qui descendent dans la rue pour défendre des droits : on est bien loin du stéréotype du pensionné aigri, conservateur et bien calé dans ses pantoufles !

Et pourtant... Ces contestataires  » matures  » ne sont peut-être pas si rares. Les résultats d’une récente étude commandée par l’aile francophone belge d’Amnesty International vont en tout cas en ce sens. Dans celle-ci, la majorité des 55 ans et plus se dit prête à s’engager sur le chemin de la contestation pour défendre ou soutenir les droits humains. Ils sont ainsi 66 % à être  » plutôt  » ou  » tout à fait d’accord  » avec un refus d’obéir en cas d’atteinte à la liberté d’expression, 60 % à approuver une descente dans la rue si les droits fondamentaux étaient menacés. 50 % se disent par ailleurs prêts à  » faire de la désobéissance civile pour les causes qui leur tiennent à coeur « . Des pourcentages à mettre en parallèle avec ceux de la tranche des 18-34 ans, s’élevant respectivement à 47, 48 et 39 %. Bien sûr, il faut rester extrêmement prudent avec ces chiffres : seul le public francophone est ici concerné, et il ne s’agit que de déclarations d’intentions. Ce n’est pas parce qu’on se dit prêt à manifester qu’on ira de facto brandir des calicots le jour où...

Le Gang des Vieux en Colère se bat pour des pensions dignes

Michel Huisman, porte-parole du Gang des Vieux en Colère.
Michel Huisman, porte-parole du Gang des Vieux en Colère.© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Le Gang des vieux en colère est né lors d’un dîner entre amis, explique Michel Huisman, porte-parole du collectif. Au cours de la discussion, certains ont expliqué à combien s’élevait leur pension. L’un de nous ne touchait que 600 ? par mois ! Nous nous sommes énervés et quelqu’un a lâché  » Tous dans la rue, comme en 68 ! « .

Depuis ce fameux souper, nous nous battons pour des pensions dignes, nous refusons les conditions de vie indécentes de certains pensionnés. Attention, il ne s’agit pas d’un mouvement centré sur lui-même : nous ne nous battons pas pour nous, mais pour les générations suivantes. Les pensionnés se rendent compte qu’ils ont du temps à donner dans des luttes importantes comme le climat, la pauvreté dans le monde ou, comme nous, l’indigence des pensions. Ils peuvent redescendre dans la rue. Les jeunes, eux, n’en ont souvent pas l’occasion : ils doivent lutter simplement pour exister d’un point de vue professionnel ou gérer leur vie de famille. C’est terrifiant, qu’il leur faille aujourd’hui se battre simplement pour trouver une école ou un travail. Notre situation à leur âge semblait bien plus normale, et elle l’était.

Depuis sa fondation, le mouvement s’est bien développé : nous sommes désormais 10.000, issus d’horizons politiques très différents. Nous refusons d’ailleurs d’être reliés à un parti de droite ou de gauche et nous ne participons à des manifestations que si elles sont organisées en front commun. Les syndicats nous voient comme un ovni un peu bizarre... Nous, de notre côté, on rigole beaucoup et on sait que notre gang gratouille sérieusement le gouvernement Nous n’avons rien à perdre, rien à gagner : impossible de faire pression sur nous !

Comme notre nom l’indique, nous sommes  » vieux « , pas tous en bonne santé – seule une minorité d’entre nous participe d’ailleurs aux manifestations -, mais cette fragilité fait notre force : nous avons prévenu le gouvernement qu’il pouvait envoyer les gendarmes. S’ils nous touchent les dégâts seront importants. Pas sûr qu’ils oseront prendre le risque ! »

Une  » force de travail « 

Reste qu’on peut affirmer sans risque de se tromper que les 50+ sont nombreux à s’insurger, à s’engager – sans nécessairement verser dans l’activisme pur et dur – dans des structures promouvant ou défendant les droits fondamentaux. Parfois, ils constituent même la majorité des sympathisants ou des bénévoles ! Si certains sont dans le circuit contestataire depuis des décennies, d’autres n’ont (re)mis le pied à l’étrier que récemment. Un phénomène confirmé et apprécié par les nombreuses structures que nous avons contactées dans le cadre de cet article, de la platerforme citoyenne d’aide aux réfugiés à l’asbl Repair Together, chapeautant les repairs cafés, en passant par les mouvements féministes ou de grandes ONG internationales, telles que Médecins du monde ou Oxfam.

 » Chez nous, où la moyenne d’âge des affiliés est de 42 ans, ils sont capitaux, confirme Philippe Hensmans, directeur de l’aile francophone d’Amnesty international. Ils apportent une force de travail considérable : quand on accueille des bénévoles qui ont travaillé pendant 30-40 ans dans une boîte privée, on constate qu’ils abattent une énorme quantité de boulot ! Vers 45-50 ans, il y a souvent un déclic qui se fait : c’est un âge où l’on prend le temps de la réflexion d’un éventuel engagement à long terme.  » Chez Oxfam,  » la grande majorité de nos bénévoles ont entre 55 et 70 ans, estime pour sa part Jessica Hertsens, responsable de la communication. Ceux qui, parmi eux, ne travaillent plus ont beaucoup plus de temps à consacrer à une cause, notamment pour des actions de sensibilisation en journée. »

Michel Cordier a rejoint Grands-Parents pour le Climat

« L’association Grands-Parents pour le Climat a été créée en 2016. Comme son nom l’indique, elle regroupe des grandsparents préoccupés, pour leurs petits-enfants et plus généralement pour les générations futures, par les risques de détérioration des conditions de vie sur Terre suite au changement climatique.  » J’ai assisté à l’une des premières présentations de l’association car je me suis toujours senti concerné par l’écologie, c’est un domaine sur lequel je me suis beaucoup renseigné, se rappelle Michel Cordier, 68 ans. A la fin de la séance, j’étais sur scène, derrière la table, à leurs côtés. J’avais l’envie de ne pas rester inactif face à un système qui épuise la Terre, qui nous conduit droit dans le mur. « 

L’association agit sur trois grands axes : sensibiliser les jeunes et moins jeunes aux grands enjeux écologiques, les rendre compréhensibles, promouvoir un mode de vie équitable et soutenable (durable, sans pour autant nier les besoins actuels) mais aussi faire pression sur le monde politique.  » En off, beaucoup de politiciens nous avouent que s’ils ne sont pas poussés dans le dos par des citoyens comme nous, ils n’agissent pas. Ils sont bloqués dans une vision à court terme, celle des prochaines élections. Parfois, cela peut paraître démoralisant, et pourtant... Il ne faudrait pas oublier que nous sommes aussi dans une époque extraordinaire où nous avons de nombreuses opportunités de changer les choses. Le premier antidépresseur, c’est de passer à l’action !« 

Et de rappeler que sa génération est celle qui a vu naître les préoccupations écologiques.  » Nous sommes rentrés dans la vie adulte en même temps qu’apparaissait ce courant. Le Club de Rome, en 1972 avait par exemple déjà épinglé les limites de la croissance. »

Autres temps, autres constats

Le facteur  » temps  » est évidemment primordial, mais il ne suffit pas à expliquer l’engagement massif des aînés. A ce niveau, l’étude d’Amnesty peut encore apporter des éléments de réponse. Selon celle-ci, les 55+ ressentent davantage une évolution négative du respect des droits humains : comparés aux jeunes générations, ils sont plus nombreux à estimer que la pauvreté augmente dans le monde, que la qualité de l’environnement se dégrade, que l’accès à une justice équitable n’est pas garanti...  » Chez les générations plus âgées, un sentiment de perte commence à s’installer, pas tellement pour elles-mêmes mais à un niveau plus global, et notamment pour leurs (petits-) enfants, analyse Marc Jacquemain, sociologue et professeur à la Faculté des sciences sociales de l’Université de Liège. On remarque des différences significatives de perception entre les générations : c’est évidemment à nuancer, mais si vous avez 20 ans aujourd’hui, vous n’avez pas grandi dans une vision optimiste du futur. Le monde est tel qu’il est, vous ne le voyez pas de manière extrêmement négative parce que vous n’avez pas de points de comparaison. Par contre, si vous avez 60 ans, vous voyez bien que vous avez vécu dans un monde totalement différent de celui d’aujourd’hui. Et vous en retirez l’impression que, même si certaines choses se sont améliorées ces dernières décennies, beaucoup d’autres se sont dégradées. « 

La protection sociale a par exemple commencé à s’effriter perceptiblement à partir des années 80, époque où, par ailleurs, ont brièvement surgi les derniers grands espoirs d’un  » monde meilleur  » (années Carter, chute du Mur de Berlin, fin de l’Apartheid...). En d’autres termes, jeunes et moins jeunes vivent dans un même monde, mais ne le voient pas exactement de la même façon, chaque génération ayant son propre parcours de vie.

A cela, il faut ajouter qu’en moyenne, les 50+, et surtout les 60+, sont mieux informés et davantage politisés.  » Les jeunes des années 60-70 se sont politisés car ils vivaient dans des conditions de sécurité existentielles de plus en plus grandes, détaille le sociologue. Ils étaient donc beaucoup plus à l’aise pour contester, ils avaient les bases matérielles pour se révolter. Or, les valeurs qu’ils ont développées durant leur socialisation primaire (grosso modo entre 7-8 et 18-20 ans) ont une résilience importante par rapport aux événements. Ils avaient – et gardent – aussi beaucoup plus d’attentes envers les instances politiques nationales et internationales que les jeunes d’aujourd’hui. « 

Autant d’éléments qui pourraient les inciter à s’engager pour protéger les droits fondamentaux acquis... et récupérer ceux qui ont été détériorés.

Béatrice Denis héberge des migrants

Les 50+ font eux aussi la révolution
© FRÉDÉRIC RAEVENS

« J’ai vraiment honte du monde que les gens de ma génération vont laisser après eux, témoigne Béatrice Denis, ancienne professeure à la retraite. Je n’ai longtemps pas été consciente de la dégradation de la situation : était-ce à cause du boulot, des enfants ou qui sait, par bêtise ? Mais, à un moment donné, je me suis dit : mais dans quel monde vivons-nous ? Dans quel pays vivons-nous ? Au niveau de l’immigration, on nous parle de politique ferme mais juste, mais vous trouvez ça juste d’obliger des gamins – ils sont plus jeunes que mes enfants ! – à passer la nuit à geler dehors, de laisser la police fédérale passer à tabac des personnes qui ont fui la guerre ou la misère, d’écraser leurs smartphones, qui constituent parfois le seul lien avec leurs familles ?

Depuis 2015, cela me tracassait et, une fois pensionnée, mon mari et moi avons contacté la plateforme du parc Maximilien pour accueillir des amigrants. Les deux premiers qu’on a ramenés ici étaient deux gamins de 20 ans, l’un boitait terriblement et était au bout de sa vie.

Mon mari et moi avions un peu d’appréhension, mais ils ont été adorables, cela s’est tellement bien passé que nous les avons même hébergés plus longtemps que prévu. Depuis, nous en avons accueilli bien d’autres. Mes enfants trouvent ça formidable, mon frère y est tout à fait opposé tandis que mes soeurs aînées ont surtout peur qu’il m’arrive quelque chose. Comme si quelqu’un allait marcher depuis l’Erythrée uniquement pour me faire du mal !

A titre personnel, héberger ces jeunes me fait un bien fou. On se marre bien, ils donnent énormément d’affection, veulent toujours rendre service, me racontent une partie de leur histoire quand nous allons nous promener dans les bois. Et puis, à la plateforme citoyenne, j’ai découvert tous ces gens qui s’investissent dans cette grande cause : ils sont admirables, ce sont nos Nelson Mandela à nous. Les côtoyer est très inspirant. Depuis quelque temps, il y a une volonté nette de faire peur aux hébergeurs. Mais à mon âge, qu’est-ce que je risque ? Quand il y a eu la polémique sur les visites domiciliaires, on s’est dit avec mon mari que même si héberger devenait illégal, nous continuerions ! »

Depuis quarante ans, Amnesty écrit des lettres en faveur des droits de l’Homme

Les 50+ font eux aussi la révolution
© FRANK BAHNMÜLLER

« Il y a quarante ans, c’était l’époque des grandes manifestations pour la paix, les actions pour l’Angola suite à la Révolution des OEillets ... Parfois, on se trouvait plus souvent dans les rangs des manifestants que sur les bancs d’école. Amnesty International faisait beaucoup de promotion autour de ses lettres de soutien. C’est tout naturellement que nous y avons adhéré.  » Depuis quarante ans, Tilde, Roos, Annie, Marina, Els, Lieve et Katrien écrivent pour les droits humains. C’est un engagement pour une bonne cause, mais c’est aussi un agréable moment qu’elles passent ensemble en buvant un verre de vin. Une fois par mois, les 7 femmes originaires de Moere (Flandre Occidentale) rédigent trois courriers qu’elles adressent à des régimes qui font peu de cas des droits de l’Homme.

 » Nous sommes particulièrement touchées par les injustices subies par les femmes et les enfants. Nous avons décidé de donner la priorité à ces cas-là, explique Roos. Quand j’ai commencé à travailler, on attendait toujours des femmes qu’elles fassent la vaisselle, même au boulot ! J’ai osé m’y opposer, ma prime de fin d’année m’a une fois été retirée. « 

Elles ne se mettent plus debout sur les barricades – autrement dit, elles ne vont plus manifester à Bruxelles, mais elles écrivent des lettres, elles signent des pétitions, elles organisent des actions de charité, elles s’engagent pour des causes locales.  » Depuis notre petit village, nous suivons tout ce qui se passe dans le monde. Et heureusement, nous ne rencontrons plus ici les injustices que nous dénonçons dans nos lettres, comme les viols, les enfants soldats, la liberté d’expression ...

Mais parfois, cela se passe à nos portes. Lorsqu’on adresse un courrier au gouvernement turc ou égyptien par exemple, on ne peut s’empêcher de penser  » Bon sang, ce sont des destinations touristiques populaires « . Récemment, elles ont aussi écrit au gouvernement belge pour dénoncer l’enfermement de familles de réfugiés dans une institution fermée.  » Nous ne faisons pas état du nombre de personnes libérées à la suite de nos lettres de soutien. Même s’il n’y en avait que trois, cela en vaudrait quand même la peine. « 

La plus jeune des sympathisantes de Moer est âgée de 49 ans et elle a rejoint le groupe il y a une quinzaine d’années.  » Avant, on désespérait de ne pouvoir attirer de nouveaux jeunes membres. Nous comprenons que les plus jeunes n’ont pas immédiatement envie de s’installer à table avec nous pour écrire. Ils ont d’autres intérêts comme le développement durable et l’environnement, tout comme nos combats sont différents de ceux de nos parents. »

Pour plus d’informations sur l’étude d’Amnesty et les informations qu’il est possible d’en retirer, rendez-vous sur www.plusmagazine.be

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