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Troubles bipolaires: quand l’humeur fait des bonds

Fréquents, les troubles bipolaires sont pourtant souvent diagnostiqués très tardivement. C’est que la pathologie peut s’exprimer de bien des manières, parfois bien loin des idées reçues.

Sorti en octobre dernier, « Les Intranquilles » est probablement l’oeuvre la plus autobiographique du Belge Joachim Lafosse. Dans son film, le réalisateur décrit la difficulté de vivre avec un père bipolaire. La bipolarité, tout le monde pense savoir de quoi il s’agit: le moral joue aux montagnes russes, monte très haut avant de plonger dans le gouffre quelques temps plus tard. « Cette maladie, associée autrefois à la maniaco-dépression, entraîne effectivement un dérèglement de l’humeur, avec une alternance de phases dépressives et de phases d’exaltation, confirme le Pr Gabrielle Scantamburlo, cheffe du service psychiatrie au CHU de Liège et professeur de psychiatrie à l’ULiège. L’humeur de la personne qui en est atteinte oscille entre deux pôles, haut et bas, entrecoupés de phases de stabilité. » Assez fréquents, ces troubles toucheraient entre 1,5 et 4% de la population.

Ceci étant, paradoxalement, la bipolarité est aussi l’une des pathologies dont la représentation est la plus caricaturale. La faute, peut-être, à la presse people qui fait régulièrement ses choux gras de personnalités notoirement bipolaires, alternant phases de désespoir noir et d’euphorie délirante. Les exemples sont légion: Lou Reed, Marilyn Monroe, Jim Carrey, Robin Williams ou, plus récemment, Kanye West, Britney Spears... Il serait pourtant réducteur de cantonner la maladie bipolaire à ces cas les plus célèbres, souvent extrêmes. « Il y a parfois une double peine pour les personnes atteintes, qui souffrent de ces clichés, fait remarquer le Dr Daniel Souery, chef de service des consultations pour le réseau psychiatrique bruxellois Epsylon. En réalité, même si la maladie peut aller très haut et très bas, il ne faut pas imaginer qu’une personne bipolaire va nécessairement se déprécier, avoir des pensées suicidaires, puis soudainement vouloir s’acheter une Ferrari. »

La bipolarité peut s’exprimer de différentes façons: ses cycles (phase maniaque + phase dépressive, avec ou sans phase d’accalmie) peuvent avoir des fréquences et des durées très variables, tandis que ses potentiels symptômes sont nombreux (voir encadré page précédente). La maladie est d’ailleurs elle-même subdivisée en deux types: la bipolarité de type I se marque par des épisodes maniaques flagrants (humeur euphorique et/ou irritable, hyperactivité...), ces derniers nécessitant souvent une hospitalisation. « Il n’en va pas de même pour la bipolarité de type II: si la phase dépressive y est bien perceptible, la phase « haute », dite hypomaniaque, passe parfois inaperçue, souligne le Pr Scantamburlo. À tel point que 40% des dépressions diagnostiqués seraient en réalité bipolaires. Il est pertinent, face à une personne qui souffre de dépression, de questionner le spectre de la bipolarité. »

UN TERREAU FERTILE

Le diagnostic de la maladie pose d’ailleurs un véritable problème de santé publique: souvent confondue avec d’autres pathologies, on considère qu’il faut en moyenne dix ans pour que la bipolarité soit correctement identifiée, à partir du premier épisode maniaque ou dépressif. Et parfois beaucoup plus! Or, plus tôt la maladie est prise en charge, plus son pronostic s’améliore. « Attention, il ne faut pas pour autant voir de la bipolarité partout, ajoute néanmoins la psychiatre. Nous souffrons tous de temps à autre de variations de l’humeur, et certains plus que d’autres, sans que ce soit nécessairement pathologique. Associée aux changement d’énergie et de fonctionnement, la notion de durée est ici essentielle. Les symptômes persistent au minimum quinze jours dans la dépression, et au moins une semaine dans la manie.  »

40% des dépressions seraient en réalité des troubles bipolaires

Reste à comprendre d’où proviennent ces troubles de l’humeur. Comme souvent, les origines sont multiples. Contrairement à ce qui a longtemps été affirmé, la génétique ne jouerait pas un rôle primordial dans la maladie, même si elle peut induire une prédisposition. « Grâce aux neurosciences et à l’imagerie médicale, on sait désormais qu’en amont des phases maniaques et dépressives, les bipolaires affichent une hyper sensibilité, détaille le Dr Souery. J’ose dire que tous les bipolaires sont hyperémotifs, ressentent les émotions de manière très forte et vont également les exprimer très fortement, ce qui va pousser leur cerveau à surréagir. »

Ce « terreau fertile » à la bipolarité pourrait entre autres résulter d’événements de vie pénibles ou vécus durant la croissance, lors du développement cérébral: abus sexuels, carences affectives... « Les maltraitances infantiles pourraient altérer le développement du cerveau, en lien notamment avec les mécanismes de l’immunité et de l’adaptation au stress, ajoute le Pr Scantamburlo. Tous ces événements entraîneraient des anomalies de structure cérébrale, au niveau biochimique ou de certains circuits neuronaux, qui se manifesteraient par des changements d’humeur. » Il suffit alors d’un facteur déclenchant pour initier un cycle bipolaire: mauvaise hygiène de vie, consommation de substance, stress... Encore que... Les cycles peuvent apparaître sans raison apparente!

DES TRAITEMENTS PLURIELS

Avec un tel tableau de symptômes et de causes possibles, on comprend mieux pourquoi la maladie est compliquée à identifier. « Il existe des questionnaires en ligne pour dépister la maladie, mais c’est un médecin psychiatre qui doit poser le diagnostic, insiste le Dr Souery. Il ne faut donc pas hésiter à consulter en cas de doute, ce qui permettra de mettre au point un traitement le cas échéant. Cela prend du temps: il y a généralement une période assez longue où la maladie est très active et difficile à stabiliser. »

C’est que chaque bipolarité est unique et, partant, chaque traitement doit être individualisé. Il consiste le plus souvent en une association de médicaments stabilisateurs de l’humeur, de psychothérapie et d’éducation thérapeutique, qui permet limiter les risques et de reconnaître les signes avant-coureurs d’une crise. « À cela, il faut ajouter la « pair aidance », qui permet aux bipolaires de s’épauler entre eux, ajoute le psychiatre. À partir du moment où on a trouvé les bons remèdes au sens large, il est tout à fait possible de vivre normalement. Certains bipolaires affirment d’ailleurs que leur maladie est une richesse, quand on sait la gérer! »

Des symptômes à la pelle

La bipolarité peut regrouper de nombreux symptômes, en phase dépressive, maniaque ou au quotidien. Une personne bipolaire peut ressentir beaucoup ou très peu de ces symptômes, avec une intensité variable. En règle générale, les premiers épisodes apparaissent entre 15 et 25 ans.

  • CYCLE DÉPRESSIF: humeur triste, perte de la capacité à ressentir du plaisir, diminution de la motivation, ralentissement de la pensée et des mouvements, difficultés de mémoire et de concentration, pensées suicidaires, altération de l’appétit et du sommeil. Comme pour la manie, le tableau peut se compliquer d’idées délirantes et d’hallucinations.
  • CYCLE (HYPO-)MANIAQUE: humeur exaltée, augmentation de l’estime de soi, de l’amplitude des émotions, accélaration des idés et de la pensée, augmentation du temps de parole, hyperexpressivité, hyperactivité physique, réduction du temps de sommeil avec absence de fatigue, état de désinhibition avec des excès sur le plan affectif, familial, sexuel et professionnel. Ces excès s’observent aussi dans les achats, la consommation de substance ou la conduite automobile. »Il faut battre en brèche l’idée que la phase maniaque est systématiquement vécue de façon euphorique: c’est en réalité le plus souvent un mélange chaotique d’émotions, entre exaltation, désinhibition, impulsivité, colère, angoisse... », tient à préciser le Dr Souery.
  • AUTRE SYMPTÔMES ET COMORBIDITÉS POSSIBLES: troubles alimentaires, addictions, troubles anxieux, hypersensibilité, hyperémotivité...

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