© FRANK BAHNMÜLLER

Démence : quand les proches des malades ouvrent leur coeur (témoignages)

190.000 personnes sont atteintes de démence en Belgique. En 2050, elles seront 390.00 ! Lorsque le diagnostic de démence tombe, c’est un véritable coup de massue. Pour celui qui en est atteint, bien sûr, mais aussi pour l’aidant proche.

Elena de Ru, 66 ans, épouse de Niek, 83 ans atteint de démence vasculaire

« Pendant des années, je me suis occupée de mon premier mari qui avait une tumeur au cerveau. Aujourd’hui, cela fait déjà plus de dix ans que je soigne Niek. Nous n’étions pas ensemble depuis très longtemps lorsque les premiers signes de la maladie sont apparus, mais le diagnostic n’est tombé que des années plus tard. Je ne me suis jamais rebellée à l’idée de devoir tout recommencer, même si j’avais encore des tas de projets. Par contre, ce que j’ai vu autour de moi m’a révoltée : des patients atteints de démence qu’on cache par honte. Ça, je ne l’accepte pas !

Niek a longtemps pu cacher son état. En apparence, on ne voyait rien. Mais il y avait des indices... Un jour, il s’est perdu en allant à un rendez-vous. La fois suivante, il a essayé de noyer le poisson en me demandant de l’accompagner,  » parce qu’il faut qu’on se rende compte à la banque comme tu es une femme exceptionnelle « . Je me suis sentie flattée mais, en même temps, j’ai trouvé ça bizarre !

J’ai commis pas mal d’erreurs, surtout au début. Comme de le priver de son autonomie. Chaque jour, il oublie où sont les toilettes. Alors je l’y conduisais, puis je l’aidais à manger, à s’habiller... Mais cela le désespérait. J’ai aussi appris à ne plus me disputer avec lui, cela ne sert à rien. Niek disait à nos invités les choses les plus étranges, comme  » Merci d’être venus, car cela fait deux semaines que je n’ai pas mangé « . Ou  » Il faut que vous sachiez : elle me frappe « . J’ai longtemps cru que je devais rectifier ce qu’il disait mais, au fond, cela ne génère que des conflits. Maintenant, je le laisse dire. Ce n’est pas lui mais sa démence qui parle.

Ce qui me donne de la force, c’est de rencontrer des gens qui vivent la même chose que moi et de m’engager dans des projets constructifs d’aide aux malades et aux aidants proches. Je tiens aussi beaucoup à la promesse mutuelle que nous nous sommes faite le jour de notre mariage : prendre soin de l’autre.

L’humour fait des merveilles. Depuis qu’il est atteint de démence, Niek a la réplique facile. Parfois, il m’étonne par sa clairvoyance ! Un jour il m’a dit  » Sans toi, ma vie n’aurais plus de sens « . Cela m’a profondément émue.

Le plus dur pour moi, ce sont les moments où il ne me reconnaît plus. Cela m’a fait souffrir, jusqu’à ce que j’apprenne à me mettre en mode off. Aujourd’hui, je vois les choses autrement. Je me dis : qu’importe ? Moi, je le connais et je sais ce que je fais pour lui.

Il m’arrive d’avoir le moral dans les chausettes, quand je commence la journée avec quatre machines de linge. Ou quand je dois supporter pour la énième fois des paroles débiles ou blessantes. J’essaie de ne pas les écouter, ce qui n’est pas évident quand on est coincé dans les embouteillages ( rires). Les nuits ne sont pas toujours faciles, alors j’essaie de compenser le manque de sommeil par des siestes en journée, quand Niek est au centre de soins.

La démence est une maladie qui crée de la distance. Les amis s’éloignent. Ma vie sociale a changé du tout au tout. Mais je continue à sortir, le plus souvent avec Niek. Il y a des endroits où nous n’allons plus, car je sais qu’on va se détourner de lui. Il ne le remarque pas mais je supporte difficilement qu’on nous mette à l’écart sous prétexte qu’il a du mal à manger.

La musique nous aide beaucoup. Y compris moi, parce que je ne peux pas à la fois chanter et me mettre en colère ! Depuis que la musique est devenue pour nous une thérapie, j’ai pu arrêter les calmants. Car ce que personne ne dit, c’est qu’on peut être atteint de démence et continuer d’apprendre. Lors d’un congrès sur la démence, en Bulgarie, Niek et moi avons répété un chant populaire à l’hôtel. Au bout d’une semaine, il était capable de le chanter devant toute une salle. C’était tellement émouvant ! Ce sont des moments positifs dont on a grand besoin en tant qu’aidant proche.

Je compte bien continuer à remplir mon rôle d’aidante proche. Je n’ai pas peur de ce que l’avenir nous réserve, car avec l’amour l’angoisse disparaît. Disons que c’est ma nouvelle normalité. J’ai dû faire intérieurement mes adieux à l’homme que j’ai épousé pour vivre désormais en harmonie avec un homme atteint de démence. »

Dirk Decabooter, 63 ans, mari de Marleen, 59 ans atteinte d’Alzheimer

« J’étais prépensionné et nous avions plein de projets pour le jour où Marleen arrêterait de travailler, elle aussi. Puis le diagnostic est tombé. Nous étions mariés depuis quarante ans et je n’en ai pas douté une seconde : je serais son aidant proche. Electricien, je n’avais pas la moindre expérience dans le domaine des soins. C’est dur, mais je peux heureusement compter sur mes deux filles et sur l’aide apportée par une asbl spécialisée. Je m’y sens à l’aise : là-bas, gérer la démence fait partie du quotidien. Oui, j’ai des moments de découragement, car je rencontre des personnes atteintes de démence à un stade bien plus avancé que celui de Marleen. C’est une façon de me confronter à la réalité, si dure soit-elle. A cause de l’Alzheimer, j’ai perdu l’avenir de ma famille de vue. Nous ne pouvons rien planifier à plus de quelques semaines à l’avance, car personne ne peut dire comment la maladie va évoluer.

C’est dans le cadre de son travail de réceptionniste que Marleen a compris ce qui lui arrivait. Elle commençait à se tromper avec les numéros de téléphone ou à perdre ses moyens lorsqu’un visiteur lui posait une question alors qu’elle avait toujours eu l’esprit très vif. A l’époque, le médecin a diagnostiqué un burn-out. Jusqu’au soir où, au retour d’une fête, elle a failli avoir un grave accident de voiture parce qu’elle n’arrivait plus à se concentrer. C’est alors que nous avons appris la vérité. Marleen a essayé de rester positive, ce qui nous a aidés tous les deux. Nous sommes évidemment très tristes mais je refuse de baisser les bras.

Parfois, elle plaisante et me dit que j’ai une autre femme. Et c’est vrai que la maladie a changé son caractère. Marleen est devenue plus dépendante et plus susceptible. Je dois faire attention à la façon dont je dis les choses. Nous arrivons encore à parler de sa maladie, parfois avec des larmes.

Je constate qu’elle a de plus en plus de mal à gérer les petites choses du quotidien, comme s’habiller, par exemple. Elle perd la notion du temps. Quand je vais faire des courses, au bout de dix minutes, elle pense que je suis parti depuis trois heures. Et alors elle panique. Maintenant, je note sur un papier l’heure de mon départ. Toute ma vie s’organise en fonction de Marleen. J’ai renoncé aux longues balades à vélo que j’aimais faire avec les membres de mon club. Désormais je ne m’accorde plus qu’une heure de vélo par-ci par-là. Je continue à voir mes frères un soir par mois mais, si Marleen est seule à la maison, au bout de deux heures, je m’inquiète.

Je m’occupe de ma femme à l’instinct. J’ai heureusement une nature patiente. Marleen n’arrive plus à cuisiner mais elle est très fière de pouvoir m’aider à laver ou couper les légumes. Je la laisse faire à son aise. Quand elle n’y arrive pas, je ne le fais pas à sa place, à moins qu’elle me le demande. Cela la valorise.

Nous serons bientôt grands-parents pour la première fois. C’est fou de voir à quel point cela fait plaisir à Marleen. Savoir que nous pouvons encore partager de tels moments m’aide. Comme le jour où j’ai vu ses yeux briller lors de sa première sortie à cheval avec l’asbl qui l’accueille. Elle a gardé quelques amies proches qui viennent la voir, mais sa maladie met mal à l’aise certaines de nos connaissances et même des membres de la famille. Ils n’osent pas lui parler ou ne s’adressent qu’à moi. Du coup, Marleen se sent mise à l’écart. Très peu de gens comprennent ce que signifie Alzheimer. Il faut le vivre pour savoir ce que c’est... C’est pourquoi il est tellement important de parler de cette maladie, dans l’espoir qu’elle soit mieux acceptée ! »

Ann Vanbreusegem, 51 ans, et Astrid Van Hoorde, 19 ans, épouse et fille de Jo, 53 ans atteint de démence fronto-temporale

« Ann : Incrédulité, chagrin, révolte. Trois ans après le diagnostic, il ne se passe pas un jour sans que je ne pleure. C’est tellement dur de voir l’homme que j’aime s’éloigner de moi petit à petit et se transformer en être perdu et dépendant. Je n’arrive pas à l’accepter. Avant que le diagnostic ne tombe, je sentais déjà que quelque chose n’allait pas. Jo perdait tout son entrain, lui qui était si actif, si bricoleur. Un jour, en rentrant de son travail, il s’est mis à bégayer. Son père avait été, très jeune, atteint de démence. Nous sommes allés voir le même neurologue, qui, très vite, a fait le lien. Jo a rapidement décliné. En très peu de temps, il n’a plus été capable de parler, puis de marcher. Il lui faut également de l’aide pour manger et aller aux toilettes.

Dès qu’on pense avoir réglé un problème, un autre se présente et il faut repartir de zéro. Cela demande toute une organisation, étant donné que je travaille encore à 4/5 comme institutrice maternelle. Heureusement, je peux compter sur l’aide de mes parents, qui s’occupent de Jo deux jours par semaine, de ma nièce et de notre fille Astrid, qui est aux études. Elle est vraiment adorable avec son papa.

Astrid : J’ai toujours admiré mon père. Je pense que j’entretiens avec lui un lien encore plus fort qu’avec ma mère. Ce qu’il vit nous a encore rapprochés. Je le câline et je lui raconte plein de choses. A ses réactions, je vois bien qu’il me comprend, même s’il ne parle pas. Au début, c’était le monde à l’envers : devoir donner le bain à son papa, le raser... mais on s’y fait. Franchement, je ne pense pas que ma vie soit tellement différente de celle des autres jeunes de mon âge.

Ann : Un jour j’ai bondi hors de mon bain, parce que j’avais entendu la porte d’entrée claquer. Je me suis retrouvée en rue, juste couverrte d’une serviette éponge, à chercher Jo. Il était dehors, en pyjama, avec le chien et la télécommande. Sur le coup, on a eu peur mais, par la suite, on a bien ri ! D’un coup, notre vie a radicalement changé. On se rend compte de son bonheur le jour où il s’en va... Pour beaucoup de nos amis, c’est trop dur de voir Jo tel qu’il est devenu. Il n’y a que son meilleur ami qui ne l’a pas laissé tomber. Je trouve cela magnifique. Il a le projet d’emmener Jo en Corvette sur le circuit de Franchorchamps, un vieux rêve de jeunesse.

Physiquement aussi, les soins que nécessite mon mari laissent des traces. Je sens que je pousse mon corps à bout. Quand on est aidant proche, on prend sur soi en permanence. On n’a plus la moindre énergie pour ses hobbys, son temps libre. Une fois par semaine, je fais une heure de vélo avec une amie. C’est mon échappatoire, tout comme le sont mes collègues à qui je peux me confier. A l’école aussi, avec ma classe, j’oublie tout et je deviens la « souriante Madame Ann ». De couple sur un pied d’égalité, nous sommes passés à la relation de malade/aidant et nous partageons désormais une autre forme d’intimité. Comme la maladie est héréditaire, nous savons que notre fils et notre fille risquent de l’attraper...

Astrid : Je ferai le test, car je veux savoir. S’il est positif, je saurai que je dois vivre ma vie en fonction de cette perspective. Et que je devrai vivre un maximum de choses avant mes 50 ans. »

Pour plus d’informations : Lecture et infos – Démence et perte cognitive, Prise en charge du patient et de sa famille, sous la direction de Jean-Émile Vanderheyden et Bernard Kennes, éditions De Boeck, 2017 (env. 40€). www.health.belgium.be/fr/news/la-demence-que-faut-il-retenirwww.alzheimerbelgique.be.

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