De la peste noire au coronavirus : pourquoi les épices ont la réputation de médicaments « miracles » ?

Si les épices sont parées de mille vertus thérapeutiques, c’est en partie dû au prestige dont elles bénéficient depuis l’Antiquité.

France, XIVe siècle. La peste noire fait rage. Dans une ville en plein chaos, selon la légende, quatre voleurs sont appréhendés alors qu’ils dévalisent une maison abandonnée. L’enquête montre que les malandrins écument la région depuis des semaines et semblent immunisés contre la maladie, grâce à un produit préservatif de leur cru. Un marché est passé avec les juges : pour obtenir la clémence du tribunal, les quatre malandrins donnent la recette de leur remède, qui restera connu sous le nom de « vinaigre des quatre voleurs ». Sa composition ? Du vinaigre, des aromates locaux, mais aussi quantité d’épices : de la girofle, de la muscade, de la cannelle, du camphre... Bien que n’offrant pas de réelle protection, ce remède perdurera dans la pharmacopée jusque dans les années 1920.

Europe, 2020 : face à l’épidémie de covid-19, certains internautes se mettent en quête de « remèdes maison », à base de produits naturels, pour se prémunir d’une infection virale. Outre les remèdes carrément loufoques (alcool, urine d’enfant, réduction de l’utilisation de téléphone portable...), on en retrouve d’autres sur différents sites de médecine douce ou de naturopathie : l’huile essentielle de camphre, la réglisse, la coriandre, le gingembre, le curcuma sont parfois présentés comme d’excellents antiviraux. Ce n’est pas le cas, mais la question se pose : pourquoi les épices bénéficient-elles d’une si bonne réputation pour la santé depuis des siècles ?

L’attrait de l’exotisme

Il convient avant toute chose de déterminer ce qu’on entend par « épice ». C’est que le terme n’a aucune valeur scientifique : même dans le dictionnaire, sa définition reste assez imprécise. Les épices regroupent quantité de plantes, parfois très éloignées sur le plan botanique, et plus précisément des parties très variables de celles-ci : graines, écorces, fleurs, rhizomes, bulbes... Tout au plus peut-on dire qu’il s’agit de parties de végétaux consommables, à l’odeur et/ou au goût prononcé. « Celles-ci n’ont pas de réel intérêt nutritionnel, mais une saveur particulière, qui parfume fortement ou laisse une impression de chaleur, même lorsqu’elles sont employées en petite quantité « , précise Serge Pieters, professeur de diététique à l’Institut Paul Lambin.

Problème : tous les condiments et aromates ne sont pas qualifiés d’épices, alors qu’ils partagent ces caractéristiques. C’est notamment le cas, par exemple, des graines de fenouil, du raifort, des baies de genièvre, de l’ail ou de la moutarde. La raison de cette distinction est avant tout historique et géographique. « Lorsque le mot apparaît, aux alentours du Ve siècle, c’est un terme de commerce, qui concerne un tas de produits : vin, encens..., détaille Pierre Leclercq, historien spécialiste de l’alimentation. Il ne renvoie aux épices telles que nous les connaissons qu’à partir du XVIIe siècle, mais toujours dans une optique marchande : les épices, ce sont principalement les aromates importés d’Orient ou du Nouveau Monde. » Cette différentiation perdure aujourd’hui : les épices restent, grosso modo, des produits exotiques ou exclusifs (comme le safran, originaire du bassin méditerranéen, mais néanmoins très cher). Pas des plantes aromatiques que tout un chacun peut cultiver dans son potager !

Safran
Safran© DR

Si c’est cher, c’est efficace

Cet exotisme explique en partie le prestige dont bénéficient les épices et de nombreuses allégations sur leurs bienfaits. Si plus personne ne s’extasie aujourd’hui devant un poivrier, cela n’a pas toujours été le cas. Dès l’Antiquité Antiquité et jusque au XVIIe siècle, les épices ont fasciné les populations européennes. Hors de prix, elles sont longtemps restées réservées aux nantis et constituaient l’un des principaux signes ostensibles de richesse.

Partant de la croyance populaire – toujours d’actualité – que plus un médicament a un goût fort, plus il est rare et cher, et plus il est efficace, il est facile de comprendre pourquoi les épices ont très tôt essaimé vers la pharmacopée.

Nez épicé

Les premières traces indéniables d’épices, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, remontent à la Haute Antiquité : le nez de la momie de Ramsès II était ainsi empli de grains de poivre. « Dans la Bible, les livres de l’Exode et du Cantique des cantiques mentionnent la casse [ou « cannelle de Chine », au goût plus âpre que la cannelle], peut-être la cannelle et le cinnamome, et le nard indien« , énumère l’historien. Les épices semblent alors plutôt utilisées pour leur parfum et sont notamment infusées dans l’huile.

Quelques siècles plus tard, l’odyssée d’Alexandre le Grand amène quantité de nouvelles épices sur le marché, en provenance de la péninsule indienne (poivre, cardamone, etc.). Elles font ensuite fureur dans le monde gréco-romain, où elles pénètrent durablement le registre culinaire et médical.

Alexandre le Grand
Alexandre le Grand© iStock

Si c’est chaud, c’est que c’est bon

La médecine, à l’époque, est principalement basée sur la théorie des humeurs : selon les travaux d’Hippocrate et de Galien, le corps est baigné par quatre fluides (« les humeurs »*) qui doivent être équilibrés pour assurer une bonne santé. Certains sont chaudes, d’autres froids ; ils peuvent être humides ou secs. Il en va de même des pathologies, qui peuvent être caractérisées comme froides ou chaudes et humides ou sèches.

Les épices, avec leur côté piquant et la sensation de chaleur qu’elles diffusent en bouche, s’intègrent parfaitement dans la théorie hippocratique. Le poivre, par exemple, est qualifié de chaud et constitue le remède idéal au rhume, maladie « froide et humide ». Pour Galien, le poivre est même tellement puissant que son utilisation doit faire l’objet de précaution.

Si, bien évidemment, la théorie des humeurs ne repose sur aucune réalité scientifique, la croyance selon laquelle les épices « épicées » (chauffantes, brûlantes...) sont bonnes pour la santé ne serait pas totalement infondée. « Si vous mangez très épicé, vous remarquerez que votre transit sera plus rapide, estime Serge Pieters. Or, un transit plus rapide signifie moins de chance, pour les bactéries pathogènes, de rester dans le tube digestif. Cela limite donc les risques d’intoxication alimentaire... »

Le côté puissant des épices, en administrant un « coup de fouet » à la bouche, a aussi donné naissance à leur réputation aphrodisiaque. « Mais je pense surtout que c’est leur prix qui en a fait un aliment susceptible de susciter l’amour, estime le professeur de diététique. Aujourd’hui, si vous voulez donner une atmosphère romantique et susciter l’amour à un souper, vous tablerez sur des huîtres et du homard plutôt que sur du boudin et de la potée aux choux. C’était probablement la même chose à l’époque ! »

*À savoir : le sang, le phlegme (ou lymphe), la bile jaune et la bile noire.

Du « cinq épices » avant l’heure

Lors de la chute de l’Empire romain, le commerce des aromates exotiques ne s’interrompt pas. Alors que le Haut Moyen Âge est marqué par une grande instabilité politique et une régression très importante des villes, Paris continue par exemple à abriter un comptoir syrien, proposant des épices du Levant ! A l’époque médiévale, l’attrait pour les aromates exotiques se renforce. « Sur les grandes tables seigneuriales, on retrouvait jusqu’à cinq épices dans un seul plat, explique Pierre Leclercq. Contrairement à ce qu’on pense souvent, ce n’est pas parce que la viande était avariée : on la mangeait plus fraîche qu’aujourd’hui ! Le recours aux épices était avant tout un signe de richesse et d’opulence, donnant lieu à un commerce international particulièrement florissant ». C’estd’ailleurs,en partie,le désir d’ouvrir une nouvelle voie commerciale pour les épices qui poussera un certain Christophe Colomb à traverser l’Atlantique. Il n’atteindra jamais l’Asie, mais sa découverte du Nouveau Monde apportera le piment... et la vanille.

Si elles sont surutilisées en cuisine médiévale, les épices sont aussi très présentes dans la pharmacopée : on les retrouve dans le « vinaigre des quatre voleurs » mais aussi, par exemple, dans la thériaque, médicament aux origines presque mythiques, censé guérir toutes les maladies.

Désuétude et retour en grâce

L’engouement pour les épices s’interrompt brusquement à partir du XVIIe siècle : le commerce avec l’Orient se fait désormais par voie maritime (merci Vasco de Gama !), ce qui diminue le nombre d’intermédiaires et la rareté des produits. Leur prix chute et, avec lui, leur potentiel glamour et nombre de croyances à leurs propos. « On découvre par exemple que la cannelle ne provient pas du nid du phénix, comme la légende le voulait, explique l’historien Pierre Leclercq. Ce n’est donc probablement pas un élixir régénérant, comme on le pensait... » Si les épices ne disparaissent pas de la pharmacopée, leur place s’y réduit, au profit de nouvelles techniques, plus modernes, comme la distillation.

La cuisine française devient alors petit à petit la norme en Europe, mettant en avant le produit principal, qui n’est plus masqué par de lourdes saveurs entêtantes mais relevé subtilement par des herbes aromatiques. A de rares exceptions (clous de girofle, poivre, muscade ; cannelle et vanille pour les desserts), les épices disparaissent des tables et n’y reviennent qu’à partir des dernières décennies du XXe siècle, avec l’arrivée et des restaurants asiatiques. Leur retour sur le marché leur redonne un vernis de nouveauté (alors que même les plus lointaines étaient déjà utilisées au Moyen-Âge) et s’accompagne dès lors de quantités d’allégations, parfois farfelues, qui n’ont rien à envier à celles qui avaient cours au temps d’Hippocrate!

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