© WIM KEMPENAERS

Pourrai-je le voir?

Il est 11 heures du matin lorsque je reçois un appel téléphonique me demandant de faire une visite à domicile. Trop tard, hélas: pour des raisons d’organisation et de gestion de notre agenda, nous demandons à nos patients de nous appeler avant 10 heures s’ils souhaitent une visite le jour même. La demande atterrit donc sur ma « to-do » list. Dois-je appeler ce patient pour savoir ce qui se passe?

C’est un homme inquiet qui répond à mon coup de fil. Il n’appelle pas pour lui mais pour sa mère. Quand il est allé la voir, il a dû entrer avec sa clé: sa mère n’arrivait même plus jusqu’à la porte. Elle lui a dit que, pendant la nuit, elle avait eu des selles noires. Est-ce normal? Faut-il qu’elle consulte rapidement ou cela peut-il attendre demain? En tout cas, ils ont de quoi s’occuper aujourd’hui... Il y a les funérailles à organiser: le père de l’homme qui me téléphone est mort la veille au soir.

En entendant cela, un signal d’alarme retentit en moi. On nous a dit pendant nos études que des selles noires étaient à prendre très au sérieux. Elles sont parfois dues à une supplémentation en fer, certes, mais elles peuvent aussi signaler une hémorragie gastro-intestinale. L’urgence dépend des paramètres: comment est la tension artérielle par rapport au pouls? Et l’état général de la patiente? En tout cas, ce que j’entends au téléphone n’est pas rassurant...

Peu après, me voilà qui sonne pour la première fois chez cette patiente. Le fils ouvre la porte, tandis que je lui adresse mes sincères condoléances pour son papa. « Il n’était déjà plus très en forme, mais son décès nous a tout de même surpris », marmonne-t-il. Sa mère acquiesce, l’air abattu. Elle tient une photo en main: un jeune homme souriant face à l’objectif. Les bords de la photo sont très abîmés, sans doute à cause de dizaines d’années passées dans un portefeuille. La dame a les mains qui tremblent. Après toutes ces années de vie commune, elle n’a pas pu dire adieu à son mari.

Je vois à quel point c’est difficile pour elle, affalée dans un grand fauteuil relax qui l’engloutit presque. Je ne sais pas dans quel état est d’habitude cette dame de 80 ans, mais aujourd’hui, elle semble un peu perdue. Est-ce le deuil cruel qui la frappe? Ou sa propre santé qui l’inquiète? Car bien qu’elle nie avoir vomi la nuit dernière, sa chemise de nuit la contredit. Les taches brun-rouge sur sa poitrine ressemblent à du sang et confirment mes soupçons d’hémorragie gastro-intestinale.

En constatant que son pouls est élevé et sa tension artérielle très basse, j’en conclus qu’elle est en état de choc. Affaibli par la perte de sang, son organisme tire la sonnette d’alarme. Je décide d’appeler les secours. Son fils aide à baisser le dossier du fauteuil relax pour que sa mère puisse attendre les secours en position allongée. Un camion de pompiers arrive et hisse l’échelle jusqu’au 4e étage. Lorsqu’elle est placée sur le brancard, la femme me serre les mains et me lance un regard plein d’espoir. Entourée d’une équipe d’assistants, elle ne pense qu’à son mari. « Pensez-vous que je pourrai le voir? »

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