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L’amour... jusqu’à la folie

20 octobre 1496. Philippe d’Autriche, dauphin de l’empire des Habsbourgs, épouse Jeanne, future reine d’Espagne, dans la petite ville de Lierre. Des noces prestigieuses, mais bientôt ternies par un incident...

Le scénario est digne d’une tragédie shakespearienne. Deux rejetons issus de familles puissantes, que tout oppose et qui s’aiment pourtant, avant d’être séparés par une fin tragique. Seule différence : l’intrigue ne débute pas à Vérone ou dans la venteuse Écosse, mais à Lierre, dans l’actuelle province d’Anvers.

 » A la fin du XVe siècle, cette cité est petite, mais riche, m’explique Jonna, guide à l’Office du tourisme de Lierre. Établie dans une zone marécageuse, elle s’est spécialisée dans l’élevage de moutons et produit une laine réputée. Comme elle est très agréable, il s’agit aussi d’un lieu de villégiature pour les puissants, désireux de quitter un temps la bruyante Malines, alors capitale des Pays-Bas habsbourgeois.  » Bref, une jolie agglomération de province, quelque peu huppée, que rien ne prédestine à un destin historique. C’est pourtant à Lierre qu’en 1496, Isabelle et Ferdinand, souverains de Castille et d’Aragon, vont unir leur fille de 15 ans, Jeanne, au fils à peine plus âgé de l’empereur Maximilien de Habsbourg, Philippe.

Un mariage tout ce qu’il y a de plus raisonnable : leurs majestés espagnoles sont au comble de leur puissance, mais en très mauvais termes avec leur voisin français. Fins stratèges, ils se cherchent des alliés via une politique de mariages. Quel meilleur parti pourraient-ils trouver pour leur fille aînée que le dauphin de l’Empereur germanique ? L’Empire est en effet l’ennemi héréditaire du royaume de France... Le mariage est réglé dans ses moindres détails, avec un contrat rédigé aux petits oignons. Initialement, il est prévu de marier les deux adolescents à Malines.  » Finalement, pour ne pas vexer les autres grandes cités de Flandre, c’est Lierre qui est choisie « , ajoute ma guide. Le choix s’avère judicieux : la ville est charmante; elle possède de nombreux hôtels particuliers aptes à loger les cours autrichiennes et espagnoles. On suspecte aussi l’évêque de Cambrai, chargé de célébrer le mariage, d’avoir influencé la décision. Il est vrai que l’homme d’église y possède une demeure, et qu’il est toujours plus commode de travailler près de chez soi...

Coup de foudre

Des côtés espagnol et autrichien, les préparatifs du mariage vont bon train : il s’agit d’en faire un événement fastueux, signe de la prospérité des deux États. Le 22 août, la flotte espagnole quitte Laredo. 120 navires sont chargés de transporter la princesse Jeanne, des centaines d’hidalgos et leurs dames, des milliers de militaires, des tonnes de cadeaux, d’équipement et de vivres. La plupart arrivent à bon port en Zélande, deux semaines plus tard, même si le bateau chargé du trousseau et des bijoux de la future mariée a coulé au large de l’Angleterre. Cette première déconvenue est bientôt suivie d’une seconde : Philippe n’est pas là pour accueillir sa promise à l’arrivée, car son père l’a convoqué en Bavière. Qu’à cela ne tienne, l’interminable cortège espagnol se met en route, émaillant son trajet de joyeuses entrées dans les villes traversées.

La rencontre entre les deux fiancés a finalement lieu à Lierre le 19 octobre : de part et d’autre de la grand-place, Espagnols et Habsbourgeois, vêtus de leurs plus beaux atours, se font face. Selon la légende, entre Jeanne et Philippe, le coup de foudre est immédiat.  » Ils n’auraient d’ailleurs pas voulu attendre le mariage officiel, le lendemain, avant de consommer leur union, détaille Jonna. Un prêtre les aurait mariés une première fois à la sauvette, dans une chapelle de la ville.  » Vrai ? Faux ? Il est en tout cas certain que le mariage de raison devient très rapidement un mariage d’amour...

Brochet-surprise !

Le 20 octobre, un pâle soleil d’automne se lève sur Lierre.  » Toutes les rues [sont] ornées d’écussons aux armoiries du jeune couple et jonchées de fleurs et de verdure, écrit l’historien Henri d’Hulst. De tous côtés se [dressent] des arcs de triomphe et des tableaux allégoriques, (...) des inscriptions rimées [proclament] l’attachement des Lierrois à leurs souverains.  » Le cortège nuptial se rend en l’église collégiale Saint-Gommaire.  » L’église est encore en construction, on ne marie donc pas le couple dans le choeur, mais dans une chapelle annexe, croit bon d’ajouter ma guide. C’est l’actuelle chapelle Saint-Roch.  » Le mariage est très protocolaire, avec quantité de témoins officiels, une dispense papale accordant le mariage à Jeanne malgré la consanguinité de ses parents, d’innombrables actes et serments.

Enfin, le signal de la fête est donné : partout dans la ville, le vin et la bière coulent à flot. Les autorités communales offrent au prince Philippe... un énorme brochet, symbole de longévité. Les mariés passent leur (seconde ?) nuit de noces dans l’hôtel de la Cour de Malines, le  » Hof van Mechelen « , au bord de la Nèthe. Les fenêtres de la chambre sont presque à fleur d’eau et, sur le pont de bois tout proche, on assiste à une véritable cohue. Après coup, les mauvaises langues diront que les badauds cherchaient à voir si la nuit de noce avait été agitée. Plus probablement, la foule s’explique par la présence voisine d’une estrade sur laquelle sont joués différents spectacles. Quoiqu’il en soit, les réjouissances virent au drame : sous l’affluence, le pont finit par s’écrouler. Des dizaines de fêtards se noient dans l’eau glacée.

Le beau et la folle

Il est facile de voir en cet accident un mauvais présage. Et de fait, le mariage heureux ne dure qu’un temps. Dans les premières années, le couple est fusionnel. Mais assez vite, Philippe, dandy surnommé  » le beau « , se détourne de son épouse et se fait volage, allant jusqu’à trousser les suivantes de Jeanne. Celle-ci, ayant bénéficié d’une éducation espagnole, stricte et religieuse, supporte très mal ces infidélités, d’autant plus qu’elle est encore éperdument amoureuse. Elle devient maladivement jalouse. Face à ses accès de colère et de violence, on l’affuble bientôt du sobriquet de  » folle « . Ses ennemis politiques en tirent parti : son propre père la déclare inapte à la fonction royale et demande pour lui la régence du royaume de Castille.

L’état de Jeanne empire lorsque son mari meurt prématurément à vingt-huit ans, potentiellement empoisonné. La reine sombre dans la dépression et le délire. A l’époque, on affirme qu’elle transporte la dépouille de son époux partout avec elle. Cette fois, Jeanne est définitivement écartée du pouvoir. Ses enfants lui sont retirés et elle est reléguée jusqu’à la fin de sa vie dans un couvent. Le premier fils du couple, à ce titre héritier des couronnes d’Autriche et d’Espagne, est éduqué aux Pays-Bas par sa tante. Il régnera quelques années plus tard sur un  » empire sur lequel le soleil ne se couche jamais « . Son nom ? Un certain Charles Quint...

NICOLAS EVRARD – PHOTOS WIM KEMPENAERS

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