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Faut-il avoir honte de prendre l’avion ?

Si vous avez l’intention de faire un voyage lointain, sachez que celà risque de provoquer quelques froncements de sourcils... Voler prend des allures de décision irresponsable pour ceux qui se préoccupent du climat. Et si la réalité était un peu plus nuancée ?

Vous la connaissez certainement, cette carte du monde numérique, sur laquelle vous indiquez d’un petit drapeau rouge tous les pays que vous avez déjà visités. Mais il y a du changement dans l’air : si d’aventure vous vous risquez encore à poster ce genre de chose sur les réseaux sociaux, vous aurez vite fait de recevoir des commentaires outrés sur vos émissions de CO2, le principal gaz à effet de serre. Le flygskam, la honte de voler, nous vient tout droit de Suède. En 2018, les Pays-Bas ont même élu ce terme « mot de l’année ». Mais doit-on vraiment se flageller quand on monte dans un avion?

LES COMPAGNIES AÉRIENNES NE SONT RESPONSABLES QUE DE 2% DES ÉMISSIONS DE CO2

Économiste spécialisé dans les transports, Wouter Dewulf (UAntwerpen) tient d’abord à remettre quelques idées en place. « Les compagnies aériennes dans le monde sont responsables de 2 % des émissions de CO2. À titre de comparaison, les transports routiers pèsent pour 30 % des émissions globales de CO2. L’industrie, le chauffage et l’électricité également pour 30 %. L’avion n’a donc qu’une toute petite part de responsabilité. Le problème réside plutôt dans le fait que ce secteur est en forte croissance, 4 à 5 % par an. De plus, comparé aux autres secteurs, il n’a pas entamé sa mue verte. Son empreinte va donc fortement augmenter. Tant le trafic routier que l’industrie ont fait des efforts ces dernières années. L’aviation n’est encore nulle part. Il faut savoir que les avions volent en moyenne pendant trente ans. Donc même si les exemplaires les plus récents émettent 20 à 25 % de moins que leurs précédesseurs, il va falloir du temps avant que toutes les flottes soient renouvelées », souligne Wouter Dewulf.

Si l’on ne regarde que l’impact sur le climat, un trajet en avion pollue trois à quatre fois plus que la même distance parcourue en voiture. Mais si on calcule aussi le coût pour la société et l’environnement – accidents, embouteillages, problèmes de santé dus aux particules fines et aux rejets- la voiture est aussi nocive que l’avion. Pour voyager de manière écoresponsable, il faut prendre le train.

Moins voler n’aurait donc aucun impact sur le climat ?  » Il faut aussi prendre en compte une certaine dynamique de marché, insiste l’économiste. Il serait bon que les compagnies aériennes présentent un argument de vente en faveur de plus d’écologie. S’il y avait davantage de vols proposés par des compagnies aériennes respectueuses de l’environnement, cela pourrait être le début d’un changement. »

Mais doit-on rougir de prendre l’avion ?  » Je ne le pense pas, répond Wouter Dewulf, car il faudrait tout autant avoir honte d’utiliser sa voiture. Les avions polluent, mais on exagère leur impact comparé à d’autres sources d’émissions. C’est devenu un symbole. Pour ma part, je n’incite pas à renoncer à l’avion pour ses vacances. On peut agir pour le climat en isolant mieux sa maison ou en prenant plus souvent son vélo. « 

DE L’IMPACT DE CHACUN

 » Je pense qu’il ne faut pas sous-estimer l’impact que chacun d’entre nous peut avoir. Les entreprises réagissent en fonction des demandes des consommateurs. Et les gouvernements vis-à-vis des électeurs, tient à souligner Laurien Spruyt, spécialiste des transports auprès du BBL (Bond Beter Leefmilieu). En fait, on espère surtout que le secteur du transport aérien finira par faire des choix plus écologiques. Comme ce n’est pas encore le cas, tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est de prendre l’avion moins souvent. « 

Pour compenser les émissions de CO2 suite à un voyage en avion, la plupart des agences de voyage et des compagnies aériennes vous proposent désormais de payer volontairement un supplément. Cet argent servira à planter des arbres, à investir dans des projets de sauvegarde de la forêt tropicale, etc. Certains disent que c’est mieux que rien, d’autres y voient une sorte d’impôt médiéval, quand on payait des indulgences pour racheter ses péchés.  » Cela part d’une bonne intention, estime Laurien Spruyt, mais cela reste insignifiant. Nombre de ces projets ne font l’objet d’aucun contrôle et, de toute façon, ce sont des projets qui ne sont pas encore en cours de réalisation.  » Compenser sa place en avion n’a donc pas grand sens. Il ressort des chiffres de l’IATA (International Air Transport Association) que seul un voyageur sur cent compense l’empreinte carbone de son vol.

À L’HEURE ACTUELLE, PAYER UN SUPPLÉMENT POUR COMPENSER LES ÉMISSIONS DU VOL N’A PAS GRAND SENS.

 » Le train offre effectivement la meilleure alternative, confirme Laurien Spruyt. Les trains sont devenus infiniment moins polluants que les autres moyens de transport, d’autant que la technologie ferroviaire est si avancée qu’elle en sera bientôt à zéro émission. « 

Et la question qui fâche : faut-il avoir honte de prendre l’avion ? Non, répond de manière surprenante la spécialiste des transports du BBL.  » Ce n’est pas la faute des usagers s’il n’existe pas suffisamment d’alternatives et si les compagnies ne font aucun effort pour moins polluer. Cela dit, il y a évidemment une gradation dans les comportements. Prendre l’avion pour s’offrir un week-end de shopping à Barcelone me semble absurde. En Europe, j’essaie au maximum de prendre le train. Il n’y a que pour les voyages lointains que je prends l’avion, et encore, pas chaque année. « 

3 MILLIARDS DE TOURISTES

Les touristes représentent un tiers de l’ensemble des trajets d’avion dans le monde. Les autres vols concernent le travail ou les visites familiales. Avec trois milliards de touristes par an, le secteur touristique est conscient de son impact environnemental.  » On aurait tort de scier la branche sur laquelle nous sommes assis, fait remarquer Eric Bonnardière, CEO d’Evaneos, une agence de voyages spécialisée dans les formules durables. Notre secteur doit faire sa mue, et vite, vers un tourisme plus durable. En tant que CEO d’une agence de voyages, je me garderai bien de faire la morale. Mais quand on prend l’avion, il me semble qu’on doit faire en quelque sorte une analyse coût versus avantages. Par exemple, si on ne travaille qu’avec des agents locaux, comme nous le faisons, on contribue à l’économie locale. Ceux qui s’immergent dans la culture locale élargissent leurs horizons. Alors, à mon avis, un voyage aérien lointain peut être justifié. « 

 » Ce sont les dix mêmes pays qui attirent 46 % de l’ensemble des touristes. Il faudrait élargir l’éventail des destinations pour moins ‘peser aux mêmes endroits: des régions méconnues pourraient bénéficier, elles aussi, d’une croissance économique. En Islande, par exemple, la mode du tourisme a tiré le pays de sa crise financière, conclut Eric Bonnardière. Cela dit, la vraie solution réside dans les nouvelles technologies. Mais j’ai bien peur qu’il faille encore cinquante ans avant qu’on ne voie voler les premiers avions électriques ! « 

NE PAS CULPABILISER

Maarten Boudry, philosophe des sciences à l’Université de Gand, aime prendre part au débat sur le flygskam. « Je pense que cela n’a pas de sens de culpabiliser les gens. Il faut voir les choses en face: tout le monde aime prendre des vacances. Les voyages nous permettent de découvrir des cultures et des mondes différents. Des études ont démontré que se frotter à d’autres cultures augmente l’empathie et la confiance en soi. Cela élargit les esprits et c’est une arme contre l’ethnocentrisme. « 

On va donc continuer à prendre l’avion ?  » Il est toujours bon de réfléchir à son comportement. Je vole moins parce qu’il me semble parfois que c’est une forme de décadence et de gaspillage, poursuit notre philosophe. Mais en tant qu’individu, réduire ses déplacements en avion ne permettra pas de résoudre le problème climatique global. Mieux vaut voter pour un parti politique qui appliquera enfin une taxe sur le kérozène. Ou soutenir des projets qui feront vraiment la différence dans la lutte contre le réchauffement climatique. « 

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