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Thyl Ulenspiegel, le mythe mis à toutes les sauces

Dans le dernier numéro du  » Plus Magazine  » sorti en librairie, Nicolas Evrard emmène ses lecteurs à Damme, cité médiévale où serait né Thyl Ulenspiegel, le plus célèbre  » poil à gratter  » de Flandre.

Damme abrite un musée, un monument et une pierre commémorative dédiés à l’inénarrable Ulenspiegel. L’occasion de décortiquer un mythe qui, selon les besoins, a été adulé par des Flamingants, des Belgicains et même des Soviets. Son géniteur voulait « juste » donner à la littérature un« grand récit belge (...) pour se dérober à la réverbération de l’esprit français ».

L’écrivain belge Charles De Coster, qui a écrit les péripéties allégoriques de Thyl Ulenspiegel, a été mis à toutes les sauces politiques. Ce héros poil à gratter de la Flandre a été, suivant les besoins, Flamingant, Belgicain, franc-maçon (De Coster a fréquenté les milieux de la franc-maçonnerie), mais aussi communiste. La liste n’est pas exhaustive. Ulenspiegel a donc été un invétéré farceur pour bien des courants.

Charles De Coster, vénéré après sa mort en tant que père fondateur des Lettres belges, a utilisé un langage particulier. Cet archiviste de profession est allé extraire une série de termes précieux, certains à consonance nordique et d’autres obsolètes. Il a mélangé le tout pour donner l’illusion d’un récit baroque bâti sur des archaïsmes, des néologismes et des « flandricismes » (des emprunts au flamand) qui singent le langage du peuple. Pour quelle raison ? De Coster voulait absolument donner à la littérature un « grand récit belge » fondé sur un sentiment « flandrophile ». Il énonçait de la sorte sa volonté de se « dérober à la réverbération de l’esprit français ». S’inspirant malgré tout de Rabelais et de Montaigne, il a offert sa plume à la cause du « réveil flamand ».

Ulenspiegel ou plutôt Eulenspiegel est néanmoins à l’origine un personnage populaire du nord de l’Allemagne. Ses attributs sont la chouette (eulen) et le miroir (spiegel) pour la farce. Ce malicieux personnage a gagné par contagion une grande partie du monde germanique et a donné l’adjectif français « espiègle ».

Dix termes à titre d’exemple vaguement empruntés au flamand et utilisés par De Coster

– Baes, baesinne : patron, -onne

– Clauwaert : bien

– Dauber : battre

– Hette koeken : crêpes

– Kaberdoesje : estaminet

– Markgrave : noble

– Pagader : bourgeois

– Scalmeye : flûte

– Steen : château

– Wacharm : alarme

Comme Don Quichotte et Sancho Pansa

Quand il écrit les péripéties de Thyl l’Espiègle, De Coster vit une époque d’affirmation flamande vis-à-vis de la bourgeoise francophone. L’écrivain appartient à un mouvement qui rejette les visées de la France et de Napoléon III. Il situe en conséquence son histoire, tel un miroir de la situation présente, dans des contextes historiques bien particuliers : celui de la résistance des Pays-Bas à l’oppression espagnole de Philippe II (16eme siècle) et celui de la Réforme et de la Contre-réforme. C’est tout un symbole au moment où le peuple flamand ambitionne d’imposer sa langue et sa culture.

Thyl Ulenspiegel, le mythe mis à toutes les sauces
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Se détournant de la tradition romane, il va sciemment s’accaparer du personnage du héros-bouffon qui appartient au folklore germanique. Mais Thyl l’Espiègle, accompagné de son fidèle Lamme Goedzak, fait aussi penser au duo Don Quichotte-Sancho Pansa. Une même dialectique qui joue sur les contrastes des personnages. Cette épique aventure s’est également emparée du carnavalesque tragi-comique de Rabelais.

Le hic, c’est que dans les milieux flamands en gestation, son ouvrage a l’énorme défaut d’être une fable écrite en français et s’inspirant de seulement quelques termes de patois thiois. « La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs » (1867, quel titre !) reçoit un accueil mitigé dans les cercles intellectuels nordistes. Et ce, même si l’écrivain a loué le courage flamand et en a quasiment fait une marque de fabrique nationale. Thyl Ulenspiegel ne pourra donc devenir un véritable héros qu’une fois son épopée réécrite en « néerlandais » et modifiée ici et là pour exalter davantage le sentiment nationaliste. Le personnage ainsi remodelé sera même utilisé par les collaborateurs du mouvement flamand durant les années troubles de l’entre-deux-guerres et celles, plus noires, de l’occupation nazie.

Avec Ambiorix

Charles De Coster est-il n’est pas véritablement un Flamand d’esprit et de lignée ? Le contexte de l’époque est différent du nôtre. Les clivages belgo-belges n’ont vraiment pas la teneur de ceux d’aujourd’hui. De Coster s’oppose, d’une part, à l’esprit français et épouse, d’autre part, la cause d’une « minorité » niée jusque dans sa langue. Mais l’écrivain se définit surtout en tant que citoyen belge. Pour l’anecdote, il n’a jamais vécu en Flandre... C’est aussi en tant que Belge qu’il est reconnu par ses pairs, dont Camille Lemonnier. « La Légende d’Ulenspiegel » devient de la sorte l’oeuvre fondatrice de la littérature belge de langue française, tout simplement parce qu’elle fait référence à une histoire d’avant la Nation. Elle donne à un public belge en manque de référents et de mythes fondateurs un imaginaire. C’est d’ailleurs à cette même époque que tous les « grands Belges » du passé sont sortis du tombeau et passés à la moulinette de l’interprétation historique : Ambiorix, Charlemagne, Godefroi de Bouillon...

Gérard Philippe, Jean Vilar, la Russie

Le cinéma s’est aussi penché sur le cas « Till ». Il s’agit notamment des aventures de « Till l’Espiègle » (France/Allemagne, 1956) avec Gérard Philippe, Jean Vilar... Plus tard, la fresque Ulenspiegel sera adoptée jusque dans les steppes de la Russie soviétique. Les cinéastes Alov et Naoumov ont porté l’oeuvre à l’écran en 1977.

Et s’il existe de nombreuses éditions de cet ouvrage de De Coster, la plus courante est sans doute celle qui a été publiée à... Moscou, par les éditions du Progrès, en 1979. Charles De Coster n’aura été l’homme que d’un seul livre. Ses oeuvres postérieures comme le « Voyage de noce » (1872) se sont avérées des plus décevantes.

Aigri jusqu’à la mort

Charles De Coster n’est, en outre, pas véritablement flamand. Il est né en 1827, à Munich. Son père, originaire des Flandres, y est l’intendant du nonce apostolique. Sa mère est wallonne. Il vit sa jeunesse à Bruxelles, où il ne termine pas son université. A 20 ans, il tâte du journalisme. Dans la revue fondée par Félicien Rops « Uylenspiegel » (avec un « y »), Journal des ébats littéraires et politiques », il traite avec ironie de la société. Des recueils sont publiés. C’est dans ce média qu’il écrit : « puisqu’il nous faut deux langues, adoptons-les toutes les deux. Que l’une soit celle de notre gouvernement et de nos relations, mais que l’autre soit celle de notre intérieur et de notre vie intime de peuple. Ne transformons pas de mesquines différences de sons en barrières infranchissables. »

Devenu fonctionnaire aux archives du royaume, celui qui a vécu la vie de bohème grâce au mécénat de sa mère, a largement le temps de poursuivre son roman-fleuve « La légende d’Ulenspiegel ». Il paraît en 1867, après une décade de labeur. Le succès escompté n’est pas au rendez-vous. Il restera aigri jusqu’à la mort suite à cet échec monumental.

« De Coster a crevé sur un gravât de mépris »

Decoster va ensuite devenir professeur de littérature et d’histoire à l’École de Guerre. Appauvri, il décède en 1879 dans sa mansarde d’Ixelles. Il commençait seulement à obtenir la reconnaissance qu’il attendait tant. « La grande faucheuse », dépeinte par ses amis écrivains, l’a emporté avant cette célébrité qui l’a promu maître à penser de la littérature belge en langue française. De Coster érigé en poète national aura droit à tous les éloges. Il s’agit « d’un monument unique d’invention, d’art et de style », écrit Camille Lemonnier. Selon Émile Verhaeren, il est « le véritable créateur du roman en Belgique. » Reste que pour ses amis, cette notoriété post-mortem est affligeante : « De Coster a crevé sur un gravât dans le mépris des hommes de lettres et des pouvoirs publics de son époque », exprime Félicien Rops, sa plume trempée dans l’encre acre.

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