Parlez-vous le langage des tranchées?

Pendant cinq longues années (de 1914 à la démobilisation, en 1919), les soldats de la Première Guerre mondiale ont vécu dans un monde clos, presque toujours à l’écart du reste de la population. Au sein de ce microcosme, mêlant des hommes d’horizons très différents, un langage s’est petit à petit créé : l’  » argot des poilus « . Sans le savoir, nous utilisons encore aujourd’hui certains de ces mots, nés ou popularisés dans les tranchées !

On imagine rarement le choc qu’ont dû éprouver les centaines de milliers d’hommes mobilisés en Europe en 1914 : si quelques-uns sont partis la fleur au fusil, pour beaucoup, il s’agissait avant tout d’une plongée angoissante dans l’inconnu. Chaque soldat laissait derrière lui la majorité – si pas la totalité – de son réseau social : sa famille, ses collègues, ses amis... Une réalité qui se prolongera pendant des années, une fois le front figé. C’est qu’à l’époque, les permissions sont rares : on reste quoiqu’il advienne sur la ligne de front ou à proximité, seul le courrier permet d’échanger des nouvelles avec ses proches.

 » Isolés, les hommes vont alors rapidement chercher à recréer un tissu social autour d’eux, explique le capitaine-commandant e.r. Marcel Calonne, ancien répétiteur de langue française à l’Ecole royale militaire (ERM) et auteur d’un récent article sur le langage des poilus(1). Dans une ambiance où le risque de mourir est omniprésent, on se rapproche naturellement de ses compagnons d’infortune.  » L’apparition progressive d’un langage commun et spécifique aux soldats va faciliter la création d’un  » esprit de corps « , de groupes soudés face à l’adversité.  » On ne peut donc pas à proprement parler d’argot, puisque l’objectif n’est pas d’être incompris par les autres, officiers supérieurs ou civils, mais bien de communiquer entre soldats... « 

De nombreux mots nés dans l’armée française seront ensuite repris par les francophones au sein de l’armée belge.  » Il y avait aussi, très probablement, des termes spécifiques aux Belges mais, à ma connaissance, le sujet n’a pas encore été étudié en profondeur « , ajoute Marcel Calonne.

De l’Algérie à la Côte d’Azur

La plupart des mots qui constituent le  » langage des poilus  » existaient en réalité bien avant la guerre. Mais, très souvent, ils n’étaient employés que dans certaines régions géographiques ou dans certains milieux, avant d’être récupérés par les soldats. Au fil des mutations et des réorganisations d’unités, ces mots, dans un premier temps utilisés par une poignée de mobilisés de même profession ou d’une même origine, vont petit à petit essaimer et être employés par l’ensemble de la troupe...

Certains termes proviennent ainsi de jargon professionnel : à l’origine, le verbe  » louper  » était limité aux ateliers et manufactures. Quand on  » loupait  » une pièce, cela signifiait que l’on avait mal exécuté son travail. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale et son passage dans les tranchées que le verbe verra son sens élargi et sera employé dans d’autres contextes.

Beaucoup d’autres mots proviennent de patois ou langages régionaux. Le terme  » bourrin « , qui désigne un mauvais cheval, n’était à l’origine employé que dans l’Ouest de la France. Quant au terme  » gnôle « , qui désigne un mauvais alcool, son origine est peut-être à trouver dans le patois franco-provencal. Bien que les Parisiens ne représentaient qu’une faible proportion des soldats, ils influenceront notablement le langage des poilus avec leur gouaille naturelle : c’est à eux que l’on doit, entre autres, le terme  » zigouiller « , désormais employé partout. Le passage des troupes coloniales laissera lui aussi des traces : il faudra attendre leurs faits d’arme lors du premier conflit mondial pour qu’on entende parler de nouba (issu de l’algérien), de gourbi, de casba, de clebs ou de toubib (de l’arabe tebib, médecin).

Le français académique ne sera pas pour autant laissé de côté même si, la plupart du temps, le sens des mots sera ici modifié.  » On remarque ici une pointe d’humour, probablement une échappatoire aux horreurs et difficultés de la guerre, en détournant le sens des mots : le doryphore, insecte nuisible, est utilisé pour qualifier l’allemand, ‘singe’ fait référence au contenu des boîtes de corned-beef, on nomme les ballons d’observation ‘saucisses’ par rapport à leur forme allongée « . La mitrailleuse, nouvelle arme meurtrière au tac-tac-tac caractéristique, est qualifiée de  » machine à découdre « , le masque à gaz, dont l’utilisation ne prête théoriquement pas à rire, est baptisé  » groin « .

Même si, pendant le conflit, le langage des poilus ne percolera que très peu au sein de la population civile (censure de la presse oblige), nombreux sont les mots qui finiront par faire souche dans nos dictionnaires ou le langage usuel. Pensez-y la prochaine fois que vous boirez du  » pinard  » (variation populaire pour  » pineau « ), un  » cahua  » ou que vous conduirez votre vieux  » tacot  » (à l’origine, il s’agit d’une pièce voyageant sur les métiers à tisser) pour aller à  » Paname  » !

1. n° 3-2013 du Bulletin des Anciens de l’École royale militaire

Contenu partenaire