Opéra à la Monnaie: Cosi fan tutte

Pari perdu pour les jeunes hommes qui misent sur la loyauté de leurs copines. Mais, pour La Monnaie, c’est gagné : le Cosi fan tutte de Mozart, mis en scène par le cinéaste Michael Haneke, se joue à guichets fermés !

Aux cyprès dont la cime dépasse la rambarde de la terrasse, à la lumière pastel du soleil, on devine, au loin, la baie de Naples... Des invités costumés emplissent déjà la vaste demeure à l’intérieur bourgeois, modernisé par d’immenses miroirs, un frigo-bar et un divan de cuir blanc. Un bal masqué ? Ou un premier indice, laissé à dessein par le metteur en scène Michael Haneke, pour rappeler que l’infidélité, cette plaie, sévit à toutes les époques ? Voici l’hôte, le vieux Don Alfonso en perruque lilas, bousculé par ses amis Ferrando et Guglielmo, en pleine discussion sur la loyauté des femmes. Et si l’on pariait, justement, sur la constance de leurs petites amies ?  » Tope-là !  » Ainsi se met en place, sur un ton badin, l’un des plus cruels jeux qui soient : soumettre de très jeunes filles (elles n’ont que 15 ans !) à la tentation. Pour disséquer ensuite, avec une précision quasi chirurgicale, quand, où et comment ces deux mignonnes, les soeurs Dorabella et Fiordiligi, finiront par craquer – en pas même 24 heures, en fait, dans un coin du salon et pour deux rigolos qui ne sont que leurs fiancés déguisés en Albanais... et tentés par l’échangisme.

La voilà, la belle intrigue de Cosi fan tutte ( » Ainsi font-elles toutes « ), racontée par Mozart et son librettiste Da Ponte, depuis 1790 : une histoire simplette, en somme, mais universelle et touchante, où le public attend évidemment (et avec quelle avidité!), le moment fatidique où les demoiselles flancheront, pour soupeser ensuite en secret les actes des un(e)s et des autres, approuver, justifier, excuser, condamner, selon ce que la vie aura apporté en cadeaux et misères à chacun. Pour transcender la tragédie d’aimer par une douce légèreté, le génial compositeur a ménagé dans son opéra des moments burlesques. Dans cette production, ils ont presque tous disparu, en vertu d’un parti pris de sérieux très très éloigné du badinage du XVIIIe siècle.  » Pourquoi sont-ils tous si désespérés, si obstinés, si orgueilleux ? « , s’interroge Haneke, à propos des six remarquables solistes qu’il a mis en scène. Oui, en effet, pourquoi ?

Sans doute parce que le cinéaste multi récompensé (deux Palmes d’or, cinq César, un Oscar depuis ses deux derniers films, Le Ruban blanc, en 2009 et Amour, en 2012) ne peut se départir d’une vision du monde globalement pessimiste. C’est, disons, sa marque de fabrique, celle qui a donné des longs-métrages fameux, mais pas franchement désopilants. Comme l’écrivent Michel Cieutat et Philippe Boyer, dans leur récent livre d’entretiens avec le maître,  » A travers les funny games qu’imaginent le cynique Alfonso et sa complice Despina, Haneke transforme un joyeux marivaudage en vision désabusée de la passion et du mariage.  » On sait bien, une fois adulte, que malgré la fin heureuse, aucun protagoniste (ni ces gamines ni ces petits gars, ni peut-être même les meneurs de ce divertissement) ne sort indemne de l’aventure. L’infidélité laisse toujours une marque, en dépit du retour au calme des sentiments. Mais il flotte ici, sur les romances dépeintes par Haneke, un air de vraie dévastation. Là où Mozart nous invite, en matière amoureuse, à garder les pieds sur terre, à montrer de la bienveillance et à oublier (si possible) les offenses, l’esthétique épurée de l’Autrichien, dans sa découpe au scalpel d’une précision maniaque, propose une lecture aiguisée, intransigeante et sombre du mythe des épreuves. Ses tableaux souvent d’une symétrie parfaite, le statisme (ou les freezings,figements plus ou moins longs) de la foule, l’espace qu’il vide parfois si longtemps de ses occupants renforcent le côté carré, absolutiste du propos – terriblement clinique, net et juste, plaideront ses nombreux partisans. Par bonheur, sur ces tromperies douloureuses, savamment orchestrées, coule en continu le miel suave de la musique mozartienne, sous la baguette enchanteresse du très charmant Ludovic Morlot.

Cosi fan tutte, à La Monnaie (à Bruxelles), jusqu’au 23 juin. Info sur www.lamonnaie.be

Photo:Symétries au sol, Ferrando (Juan Francisco Gatell) et Guglielmo (Andreas Wolf) feignent de mourir, pour séduire les deux soeurs Fiordiligi (Anett Fritsch) et Dorabella (Paola Gardina), sous l’oeil expérimental de Don Alfonso (William Shimell) et de sa complice Despina (Kerstin Avemo). Photo Javier del Real.

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