L'église Onze-Lievevrouw, vaisseau de brique en pleine campagne. © STAD DAMME JANDARTHET

Les fantômes de Damme : « Quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel »

Aujourd’hui minuscule, Damme était au Moyen Âge une ville prospère. Selon la légende, c’est ici que naquit et mourut Thyl Ulenspiegel, premier héros de la littérature belge.

C’est une route qui court de Bruges à la frontière néerlandaise, aussi droite qu’une nationale américaine. Bordée de peupliers, elle longe un canal d’eaux paresseuses aux reflets d’un bleu métallique. En cette saison, la vue porte loin : à l’horizon, on devine quelques rares fermes accrochées à la terre moite des polders. Rien d’autre, si ce n’est un ou deux courageux cyclistes, attaqués sans relâche par un vent puissant qu’aucun obstacle n’arrête. Et puis soudain, sur la droite, se dessine une tour massive. Incongrue, comme surgie de nulle part.

Ce clocher, entouré d’à peine quelques rues, c’est Damme, petite agglomération de trois cent âmes en Flandre occidentale. Comment une construction de cette taille, digne d’une cathédrale, a-t-elle pu voir le jour ici ? C’est que Damme n’a pas toujours été si petite... Ici même, il y a de cela sept cents ans, vivaient des milliers de personnes, originaires de partout en Europe, au milieu du brouhaha incessant des charrois et des barriques roulant sur les pavés.

A l’époque, Bruges constitue l’une des principales places commerciales d’Europe. Venant des quatre coins du monde connu, de lourds bateaux cinglent vers ses entrepôts, les cales pleines de poissons de la Baltique ou de vin du Rhin, de laine anglaise, de cuir de Cordoue ou de coton d’Arménie. L’image est connue, mais doit être nuancée : en réalité, aucun navire de haute mer ne navigue jusqu’à la Venise du Nord. Le Zwin, qui permet de relier la ville au grand large, s’interrompt à quelques petits kilomètres de là, au croisement de deux digues. C’est là que se situe l’avant-port de Bruges.

Le vin et le hareng salé, deux produits alimentaires de premier plan au Moyen Âge, restent stockés sur place.  » Les autres marchandises sont transbordées sur de petites embarcations à fond plat, qui rejoindront ensuite les entrepôts brugeois grâce à un canal « , explique Jan Hutsebaut, du Ulenspiegelmuseum. Rapidement, une bourgade se développe à partir des quais, et prend tout naturellement le nom de Damme (digue peut se dire  » dammen « , en néerlandais).

Entre le XIIe et le XIVe siècle, la ville connaît une croissance démesurée. Des commerçants étrangers s’y regroupent en  » maisons « , le port peut accueillir plus de mille bateaux et on voit pousser un béguinage, un hospice, un hôtel de ville luxueux, plusieurs églises... Les lieux sont alors célèbres : c’est que le Duc de Bourgogne Charles le Téméraire y a épousé Marguerite d’York !

Le Schollenmollen se dresse à deux pas du centre.
Le Schollenmollen se dresse à deux pas du centre.© STAD DAMME JANDARTHET

Sic transit gloria mundi

 » Mais cette période très riche ne dure pas longtemps : le Zwin va petit à petit s’ensabler et Damme ne sera plus suffisamment accessible à la fin du XIVe siècle, poursuit Jan Hutsebaut. C’est la ville de Sluys [actuellement au Pays-Bas, ndlr] qui va reprendre le rôle d’avant-port de Bruges. « 

Pour Damme, commence alors une lente régression. Au XVIe siècle, elle devient ville de garnison : elle marque désormais la frontière avec les Provinces-Unies, qui ont récemment fait sécession des Pays-Bas espagnols. La ville se replie sur sa nouvelle fortification étoilée et se dépeuple. L’église principale devient trop grande pour le nombre de fidèles : on n’en restaure que la moitié, côté choeur, et le clocher massif. Le reste de l’immense nef n’est plus qu’un squelette de brique.

La Grand-place conserve quelques belles façades.
La Grand-place conserve quelques belles façades.

Plus tard, Napoléon porte un dernier coup de boutoir à la cité lorsqu’il décide de faire passer un canal en plein centre-ville, remblayant l’ancien port et détruisant une bonne partie des bâtiments médiévaux.  » La demi-église est à l’image de la ville, elle aussi coupée en deux : tout ce qui est de l’autre côté du canal a pratiquement disparu ... «  Subsistent tout de même quelques beaux restes : l’hospice, les remparts, quelques maisons gothiques, l’hôtel de ville (qui abrite les plus vieilles cloches de Flandre)... A l’époque, rares sont ceux qui s’y intéressent !

Mais en 1867, un événement littéraire va petit à petit tirer les lieux de leur torpeur. Charles De Coster publie son chef-d’oeuvre rabelaisien,  » la Légende d’Ulenspiegel « , mettant en scène Thyl Ulenspiegel, facétieux héros flamand luttant contre la tyrannie du roi d’Espagne Philippe II. À l’époque, la toute jeune Belgique se cherche une histoire et des héros. La  » légende d’Ulenspiegel  » répond à ces besoins et s’impose lentement comme un mythe national. Or, elle débute par ces mots :  » À Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes « . Thyl et ses acolytes, la douce Nele et le goinfre Lamme Goedzak, sont désormais irrémédiablement liés à la petite ville, dont on commence à redécouvrir les charmes.

D’Ulenspiegel à Thyl l’espiègle

Les origines réelles de Thyl Ulenspiegel ne sont pas à chercher à Damme, mais en Allemagne. La première trace écrite se retrouve du côté de Brunswick, vers 1500 : mis en scène dans de petites historiettes, Thyl est alors un garçon mauvais et sot, dont il ne faut pas s’inspirer !  » On met en lumière un comportement inapproprié pour l’ériger en contre-exemple, explique Jan Hutsebaut du Ulenspiegel museum. La morale de l’histoire est : ne faites pas la même chose ! « 

Reste que les mauvaises actions de Thyl le rendent paradoxalement très populaire, en Allemagne, mais aussi dans le Nord de la France (il donnera naissance à l’adjectif  » espiègle « ) et dans les anciens Pays-Bas. Dès 1518, une version flamande sort des presses anversoises et, petit à petit, Thyl quitte son rôle de coquin pour devenir bouffon. Charles De Coster s’inspirera de nombreuses variantes pour créer son héros emblématique, dont les aventures seront traduites en plus de 100 langues. Un symbole tellement fort qu’il sera récupéré par la littérature enfantine, les nationalistes flamands, les communistes, les anarchistes, les nazis... Sans compter de nombreux produits dérivés !

Sur la tombe de Thyl

Charles de Coster n’a pas choisi ce lieu arbitrairement : si Ulenspiegel est une figure très populaire du folklore européen (voir encadré ci-dessus), une longue tradition situe son lieu de décès à Damme. Elle découle de la découverte, à la Renaissance, d’une pierre tombale dans l’église Onze-Lievevrouw. Sur celle-ci, on distinguait un homme accompagné d’une chouette et de ce qui s’apparentait à un miroir. Ulenspiegel pouvant se traduire par  » miroir aux chouettes « , il n’en fallait pas plus pour que la rumeur se répande : la dernière demeure du vrai Ulenspiegel avait été trouvée !  » Il s’agissait en réalité de la sépulture de Jacob Van Maerlant, un homme de science du Moyen Âge, sourit Jan Hutsebaut. Beaucoup de gens venaient néanmoins voir la célèbre  » tombe d’Ulenspiegel « . Le curé de Damme de l’époque en avait tellement assez qu’il a fait retourner la pierre. « 

Retombé dans l’oubli, le monument funéraire sera finalement vendu et débité quelques dizaines d’années à peine avant la sortie du roman de De Coster. Comme un ultime pied de nez de la part de celui qui, aujourd’hui encore, est considéré comme le plus bravache des farceurs de Flandre...

Pratique

Office du tourisme de Damme et Ulenspiegelmuseum : Jacob van Maerlantstraat 3, 8340 Damme. Plus d’infos : www.visitdamme.be ou 050 28 86 10.

On a aussi aimé: la balade sur les anciens remparts de la ville (très beaux panoramas), la drève arborée du canal, et le centre-ville, minuscule mais plein de charme.

Contenu partenaire