La cour centrale, de forme circulaire. © Frédéric Raevens

Le trésor du Grand Hornu, témoin du passé industriel belge

Cité ouvrière « modèle » du début du XIXe siècle, le charbonnage du Grand Hornu constitue un témoignage capital de la première industrialisation européenne. Un site exceptionnel à plus d’un titre, classé à l’Unesco.

Visiter le Grand Hornu est une expérience qui mérite à elle seule le déplacement. C’est qu’il y a du Zola là-dedans: parvenir jusqu’ici, il faut d’abord traverser le Borinage, région qui semble toujours chercher sa voie depuis la désindustrialisation. De derrière le pare-brise, cela semble gris, terne. Et puis soudaine, bim! Voici qu’apparaissent dans le champ de vision des arches pompeuses, un portail monumental. L’endroit commence à faire son effet. Une fois les grilles passées, tout se révèle: c’est impressionnant et , oui, c’est beau. Encore plus quand on finit par comprendre l’endroit et son histoire.

En réalité, les lieux auraient pu s’appeler « Degorge-ville ». Il s’en est fallu de peu, d’ailleurs. Car le Grand Hornu, c’est avant tout l’oeuvre d’un homme, Henri De Gorge, l’un des premiers self made men. Un de ces gars partis de rien, semblant destinés à une existence obscure, avant d’être révélés par les turbulences de la Révolution française et des guerres napoléoniennes. Né en 1774, Henri De Gorge, fils de paysans de la région de Valenciennes, ne se distingue pourtant pas par sa bravoure sur les champs de bataille. Il est plutôt homme de l’arrière, logisticien. Aux alentours de 1800, le voici promu « garde magasin des chauffages de l’armée » de Lille, où il gère les stocks de combustible, avant de s’installer à son compte. C’est probablement là qu’il entend parler pour la première fois du Borinage, une région toute proche, alors rurale et bucolique. En hiver, les paysans y tuent le temps en collectant du charbon, qui abonde à faible profondeur, quand il n’affleure pas carrément au sol. Nous n’en sommes encore qu’aux prémices de l’industrialisation, mais Henri De Gorge a du flair et ne manque pas de voir en cette matière noire l’énergie de l’avenir.

Le fronton de l'entrée principale.
Le fronton de l’entrée principale.© Frédéric Raevens

Grâce à un heureux mariage, l’homme rachète en 1810 un charbonnage borain moribond, mais idéalement situé, à proximité de grands axes commerciaux: le Grand Hornu. « Le succès n’est pas directement au rendez-vous, explique Filip Depuydt, guide sur les lieux. De Gorge passe même à deux doigts de la banqueroute, car ses galeries sont sans cesse inondées. Il tente de creuser un ultime puits, celui de la dernière chance. Miracle: celui-ci s’avère rempli d’un charbon de très grande qualité. » C’est le début d’une épopée qui marquera durablement le paysage wallon: c’est en effet ici – et à Liège, avec l’aventure Cockerill – que débute l’industrialisation continentale européenne, faisant temporairement de la Belgique la seconde économie la plus puissante au monde.

Retour à l’Antiquité

Dès 1816, pour soutenir son développement, Henri De Gorge initie la construction d’un grand projet architectural: une cité industrielle et utopique, révolutionnaire pour l’époque. Celle-ci réunit tous les bâtiments techniques au sein d’un même ensemble: écuries, lampisterie, four à coke, administration... Et puisque l’Antiquité est alors à la mode, il ne regarde pas à la dépense pour leur donner une touche grandiloquente: le fronton d’entrée n’est pas sans rappeler celui d’un temple romain, tandis que la cour centrale reprend la forme d’un amphithéâtre, entouré d’arches. De quoi garder le personnel à l’oeil! « La salle des machines, terminée en 1831, fait pour sa part office de cathédrale de la technologie, avec ses colonnes de pierres de plus de six mètres de haut, ajoute Filip Depuydt. Juste en face, sur le bâtiment des ingénieurs, on retrouve une sorte de petit clocher avec une horloge. Le symbole est fort. Avec la révolution industrielle, ce n’est plus l’Église qui a le pouvoir. C’est le patronat. »

Henri De Gorge veille toujours sur son oeuvre.
Henri De Gorge veille toujours sur son oeuvre.© Frédéric Raevens

Tout autour, l’industriel fait bâtir 440 maisons ouvrières. L’objectif? Attirer et maintenir une main d’oeuvre alors très volatile. « Initialement, le charbon est une activité saisonnière: on le récolte quand les champs sont au repos. Mais Degorge, lui, veut exporter du charbon toute l’année! » Il faut donc convaincre les mineurs de s’installer durablement sur place. En leur faisant miroiter des conditions de vie plutôt confortables: une maison en dur de six pièces, avec jardinet et, luxe suprême, des toilettes privées! Comparée aux humbles masures paysannes de l’époque, où hommes et animaux partagent souvent une seule pièce au sol de terre battue, l’évolution est notable. Mieux: le Grand Hornu propose même une école, dans laquelle les enfants peuvent étudier jusqu’à 12 ans (alors que jusqu’à la loi de 1889, en Belgique, on trouvait régulièrement des enfants mis au travail bien plus jeunes...), un dispensaire, une bibliothèque, des bains publics...

Une société idyllique? Pas tout à fait. Les conditions de travail restent difficiles, et le bâton n’est jamais loin de la carotte: les maisons des porions sont stratégiquement placées pour assurer un contrôle des mineurs et de leurs familles. Tout est prévu pour étouffer dans l’oeuf la moindre velléité de révolte. Le gabarit des rues, larges et rectilignes, est calculé pour faciliter les charges de cavalerie. Même les perrons sont intégrés aux façades, pour limiter les obstacles! Ce qui n’empêchera pas quelques troubles sociaux, notamment lorsque De Gorge, décidément à la pointe du progrès, décide de se passer de nombreux charretiers pour transbahuter son or noir, en construisant dès 1830 l’une des toutes premières voies ferrées du continent européen.

Les logements ouvriers.
Les logements ouvriers.© Frédéric Raevens

De la ruine à l’Unesco

Rien ne semble pouvoir entraver l’ascension d’Henri De Gorge, qui finit par prendre quelque peu la grosse tête. Après avoir fait séparer la particule de son nom (on écrivait auparavant « Degorge »), il fait part de sa volonté de renommer le Grand Hornu en Degorgeville. Sans doute serait-il parvenu à ses fins... Las, le capitaine d’entreprise ne verra jamais l’apogée de son oeuvre: il décède inopinément du choléra lors de l’épidémie de 1832. Après sa mort, le charbonnage est l’un des rares à rester aux mains d’une même famille pendant plus d’un siècle. Mais la rentabilité baisse rapidement après la Seconde Guerre mondiale. Le Grand Hornu, autrefois révolutionnaire, semble condamné ; il ferme définitivement ses portes en 1954. Les maisons ouvrières sont vendues à la pièce, tandis que les bâtiments centraux servent de carrière à ciel ouvert. Les lieux sont à deux doigts d’être rasés en 1971, quand ils sont rachetés in extremis par un architecte qui entame leur rénovation. À raison: l’ancien charbonnage est finalement reconnu en tant que patrimoine mondial par l’Unesco en 2012.

Les portes-sculptures rendent hommage aux mineurs ensevelis.
Les portes-sculptures rendent hommage aux mineurs ensevelis.© Frédéric Raevens

Le Grand Hornu connaît aujourd’hui une deuxième vie en tant qu’espace culturel. Les lieux abritent le Centre d’Innovation et de Design (le CID), ainsi que le Mac’s, le Musée des Arts contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles, organisant chaque année plusieurs expositions temporaires. Profitez-en: les deux structures en accueillent actuellement chacune! Celle du CID ne manque d’ailleurs pas de saveur, puisqu’elle est consacrée au charbon en tant qu’objet de design. Une façon de boucler la boucle?

1 adresse, 3 lieux

  • Site du Grand Hornu: visites guidées gratuites du mardi au samedi à 11 heures.
  • Centre d’innovation et du design: exposition temporaire « Au Charbon! Pour un design post-carbone » accessible jusqu’au 8 janvier 2023.
  • Mac’s (musée des Arts contemporains de la FWD): exposition temporaire « Les Fabriques du coeur et leur usage », jusqu’au 19 mars 2023.
  • Adresse et infos: rue Sainte-Louise 82, 7301 Hornu. www.cid-Grand-Hornu.be et www.mac-s.be

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