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Dans les colonies agricoles de Belgique

Au XIXe siècle, deux colonies agricoles sont créées en Campine anversoise. L’objectif? Créer des emplois pour les pauvres et vagabonds des villes. Un patrimoine aujourd’hui reconnu par l’Unesco.

C’est une terre ingrate, sablonneuse, sur laquelle ne poussaient autrefois que les bruyères et les genêts, au milieu des tourbières et des plans d’eau. Sur les cartes anciennes, on y devine un no man’s land, soigneusement délaissé par les paysans du cru et leur bon sens séculaire. Pas une ferme, pas un champ, pas même une route. Juste... rien. De petits déserts à proximité des villages de Wortel et de Merksplas, à deux pas de la frontière actuelle entre Belgique et Pays-Bas.

En 1818, c’est pourtant ici que la Société de Bienfaisance, association philanthropique néerlandaise, décide d’établir deux de ses sept colonies agricoles. Depuis Waterloo, le territoire de l’actuelle Belgique a rejoint le giron des Pays-Bas, qui doivent faire face à une crise économique et alimentaire sans précédent. Les guerres napoléoniennes ont ruiné le commerce et, en 1816, une éruption volcanique a provoqué une « année sans été » dans l’hémisphère nord, réduisant les récoltes à peau de chagrin. Dans les rues, la misère fait rage. L’objectif des colonies de la Société de Bienfaisance vise à faire d’une pierre trois coups: vider les villes de leurs nécessiteux, venir en aide à ces derniers en leur apprenant à cultiver la terre... et assurer une certaine rentabilité pour les investisseurs philanthrope et l’état, grâce aux produits agricoles issus du labeur des « colonistes ».

« C’est, pour l’époque, un projet utopiste révolutionnaire, qui vise à réduire les ravages de la pauvreté chez les personnes aptes au travail, précise Geertje Bernaerts, collaboratrice indépendante de Kempens Landschap, impliquée dans le dossier de reconnaissance Unesco. Sur le fond, c’est plutôt quelque chose de positif, car la sécurité sociale n’existe pas encore. Mais sur la forme, on remarque une forte volonté de discipliner les pauvres: à l’époque, on considère – comme certains aujourd’hui – que les gens qui ne travaillent pas ne veulent pas réellement travailler. Il faut donc leur rendre le goût de l’effort en les « stimulant fortement ». » Les colonistes, hommes et femmes, sont étroitement surveillés, brimés, poussés à la tâche. Les règles à respecter sont nombreuses et très strictes. La colonie de Wortel, qualifiée de « libre », est réservée aux familles, qui y bénéficient de petites fermes disséminées sur le terrain. La colonie de Merksplas, plus sévère, est destinée aux vagabonds, hommes et femmes. « Pour l’époque, les méthodes mises en place sont très modernes, prenant en compte les dernières découvertes hygiénistes. »

Dans les colonies agricoles de Belgique
© Kempens Landschap

LA BELGIQUE DURCIT LE TON

L’initiative fait toutefois long feu: malgré d’importants apports de fumier, en l’absence d’engrais chimiques, la terre de Campine reste très peu fertile. Quantité de pensionnaires s’avèrent en réalité inadaptés au travail agricole, ravagés par l’alcoolisme, les maladies ou les problèmes psychiatriques. En 1843, la faillite de la Société de Bienfaisance est prononcée en Belgique. Les terrains retournent à l’abandon, les champs péniblement cultivés se recouvrent de friches.

Le jeune état belge se rappelle néanmoins l’existence des colonies dans les années 1860, encore une fois en pleine crise économique. Il récupère les terrains abandonnés de Merksplas et Wortel et crée en 1870 les « colonies de bienfaisance de l’état », véritables camps de travail réservés aux sans-abris masculins. « Cette fois, dans les deux colonies, il n’est plus question de fournir de petites fermes aux résidents: les institutions sont collectives, les vagabonds sont regroupés en dortoirs et ne travaillent pas qu’aux champs, puisqu’il y a aussi des industries, détaille Geertje Bernaerts. Toute la Belgique vagabonde se retrouve ici, venue des quatre coins du pays. Au maximum de leur fonctionnement, les deux colonies regroupent plus de 6.000 résidents. »

Des ancêtres vagabonds?

On considère qu’environ un million de Belges et de Néerlandais ont un ancêtre vagabond qui est, un jour ou l’autre, passé par les colonies. Peut-être est-ce votre cas? Les Archives de l’Etat de Beveren ont conservé de nombreux dossiers personnels de « colonistes ». Pour vous simplifier la tâche, le Centre du visiteur de Merksplas possède un répertoire numérique les regroupant: il suffit de taper votre nom de famille pour accéder aux dossiers numérisés de vos homonymes!

À nouveau, même si elles sont moins rudes que dans la rue, les conditions de vie sont élémentaires et très encadrées. Pour attirer des gardiens et du personnel dans cette zone reculée – néerlandophones et francophones -, on leur fait miroiter des conditions de travail optimales, avec salaire attractif, logement de fonction, école pour les enfants, loisirs... Et pour plus de sécurité, ces gardiens sont secondés par un détachement de militaires.

Concrètement, sur décision d’un juge et en fonction de leur profil, les vagabonds arrêtés par la gendarmerie peuvent être envoyés à Wortel ou à Merksplas, où la surveillance est renforcée. Suivant les cas, ils sont condamnés de 2 à 7 ans d’internement, le temps de payer leur dette à la société, pour le gîte et le couvert qui leur est octroyé. En échange de leur travail, puisqu’ils sont nourris et logés, les colonistes sont chichement payés. Ils n’en touchent qu’une petite partie sur place, en monnaie de colonie, pour leur permettre de cantiner et d’améliorer leur ordinaire. Le reste constitue une « caisse de sortie » qui leur sera remise lors de leur libération.

Le système tourne à plein rendement jusqu’à la Première Guerre mondiale: le conflit a saigné la population masculine et les emplois sont dès lors bien plus faciles à trouver au retour de la paix. Les taux d’emplois augmentent et les miséreux se font plus rares. Dès lors, les colonies ne fonctionnent plus qu’ en sous-régime. Elles ne ferment définitivement leurs portes qu’en 1993, attirant immédiatement l’attention des promoteurs immobiliers.

La colonie de Merksplas, telle qu'elle se présentait aux alentours de 1904.
La colonie de Merksplas, telle qu’elle se présentait aux alentours de 1904.

UN HAVRE DE PAIX

Conscients qu’il s’agit là d’un patrimoine et d’une histoire à préserver, des citoyens locaux se mobilisent dans le courant des années 90 pour que les lieux soient maintenus en l’état. Avec succès: l’ensemble des colonies est finalement classé paysage protégé. Depuis 2021, la colonie de Wortel, mieux préservée que celle de Merksplas, est même inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, avec d’autres colonies néerlandaises. Les lieux sont également classés en tant que patrimoine européen, pour leur intérêt en tant qu’initiative visant à lutter contre la pauvreté.

Aujourd’hui, Wortel et Merksplas sont très prisées par les amoureux de la nature. Il faut dire que sur le terrain des anciennes colonies, les longues drèves, les bois, les bruyères et les champs, désormais quadrillés de points-noeuds et de sentiers de randonnée, possèdent une atmosphère particulièrement bucolique. Au détour d’une promenade, il n’est pas impossible de croiser un chevreuil ou un ancien cimetière de colons, désormais envahi par les herbes folles.

Outre les anciennes maisons du personnel, seuls quelques grand bâtiments demeurent, pour la plupart réservés à des activités horeca ou culturelles. Parmi eux, l’ancienne grande ferme de Merksplas abrite désormais un centre du visiteur revenant sur l’épopée coloniale. Un musée gratuit, à la scénographie bien pensée, duquel on ressort songeur. Quelle place donner aux « indésirés » et aux laissés-pour-compte de notre société? Comment gérer cette problématique? Une réflexion qui se prolonge en découvrant qu’à proximité, dans d’autres anciens bâtiments coloniaux, se trouvent aujourd’hui une prison haute sécurité et un centre d’asile...

La Grote Hoeve, Merksplas
La Grote Hoeve, Merksplas© Kempens Landschap fotograaf Studiovision

PRATIQUE

Plus d’infos: www.kolonienvanweldadigheid.eu ou www.kolonie57.be. Centre du visiteur de Merksplas: Kapelstraat 10, Merksplas.

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