Le bel-étage, où étaient reçus les visiteurs. © Frédéric Raevens

Coup d’oeil dans l’intimité de l’Hôtel Solvay

Accessible au grand public depuis 2021, l’hôtel Solvay constitue l’un des grands chefs-d’oeuvre Art nouveau de l’architecte Victor Horta. Et probablement le plus authentique...

La porte se referme et, d’un coup, le brouhaha de l’avenue Louise s’estompe. Depuis la grisaille hivernale de Bruxelles, il faut quelques secondes pour que le regard s’accommode à la lumière chaleureuse de l’éclairage électrique. Difficile de transcrire l’impression qui assaille le visiteur qui pénètre pour la première fois dans l’Hôtel Solvay. C’est qu’ici, rien, ou presque, n’a changé depuis cent ans. Et rien, ou presque, ne ressemble à ce qui se trouve devant ses yeux. Meubles, boiseries, vitraux en ailes de papillon, sols de marbre colorés et tapis semblent se répondre dans un ballet subtilement orchestré. De la musique pour les yeux, une symphonie architecturale d’inspiration végétale, toute en courbes et volutes, où chaque chose paraît à sa place, tout en faisant écho à l’ensemble. Et pour cause...

Sculptures, éclairages, rampes d'escalier, poignées de porte: tout a été conçu sur mesure.
Sculptures, éclairages, rampes d’escalier, poignées de porte: tout a été conçu sur mesure.© Frédéric Raevens

Lorsqu’en 1894, Armand Solvay, fils du richissime industriel Ernest Solvay, engage Victor Horta pour construire sa maison familiale sur la très huppée avenue Louise, il décide de lui faire une confiance aveugle. L’architecte a carte blanche et dispose d’un budget quasi illimité pour concevoir et réaliser une oeuvre totale, du bâtiment proprement dit au moindre meuble, à la moindre poignée de porte. La chose ne va pas de soi, tant Horta est alors considéré comme un révolutionnaire: lui-même n’en revient pas et se réjouit, dans ses mémoires, que Solvay ait opté pour l’architecte « le moins conforme à l’idée de ce que devait être un hôtel de bon aloi ».

La surprise du chef

« C’est d’autant plus étonnant que l’Art nouveau n’en est encore qu’à ses débuts, explique Dominique de Thibault, conservatrice des lieux. Lorsque les premiers plans sont dessinés, Armand Solvay presque n’a aucun exemple auquel se référer pour imaginer à quoi ressemblera la construction. » Horta, lui, se fait plaisir en multipliant les techniques révolutionnaires: au-delà de l’inspiration végétale, il conçoit la maison autour d’un immense escalier ceint de poutrelles de fer. « À l’époque, c’est un matériau tout à fait innovant, qu’on ne voit que dans les grands ouvrages d’art, comme les ponts, poursuit la conservatrice. Mais cette ossature de fer permet de n’avoir aucun mur porteur à l’intérieur. » Il est dès lors aisé d’imaginer des espaces ouverts et même modulables: parois et meubles escamotables permettent de créer, si besoin, de vastes espaces de réception. Un immense puits de lumière, percé de grandes baies colorées de vitraux, amène la clarté du jour à tous les étages.

La verrière du jardin d'hiver.
La verrière du jardin d’hiver.© Frédéric Raevens

Les habitants, eux, disposent du confort le plus moderne: chauffage à la vapeur et, raffinement suprême, des toilettes munies de chasses d’eau, inventées à peine quelques années auparavant. Alors que la capitale n’est pas encore électrifiée, les plans prévoient 182 lampes à incandescence, faisant de l’hôtel Horta la toute première maison de la capitale à disposer de l’éclairage électrique. La lumière jaillit ci et là de fleurs de métal ou de lustres éclatant en feu d’artifice!

Une innovation spécifique est toutefois réalisée à la demande expresse du maître d’oeuvre. Si, dans les maisons bourgeoises de l’époque, les cuisines sont installées dans les sous-sols, il n’en va pas de même ici. « La famille Solvay s’est toujours montrée attentive au bien-être de ses employés. Il lui semblait donc plus juste que la cuisine, qui servait aussi de réfectoire au personnel de maison, soit installée au rez-de-chaussée, avec accès direct au jardin. »

Les propriétaires, eux, occupent principalement les étages. Le « bel étage », au premier, constitue l’espace social, dans lequel les Solvay reçoivent leurs invités. « On imagine souvent de grandes réceptions où le champagne coule à flots, mais en réalité, les Solvay n’y organiseront jamais de grands événements: les invités sont accueillis en petit comité, pour des discussions d’affaire plus intimes », recadre Dominique de Thibault. Les étages supérieurs constituent les appartements privés, où sont établis chambres, bureaux et salles de bain de la famille. Les combles, elles, sont destinées au personnel.

Pour habiller la maison, Victor Horta ne lésine pas sur la dépense: il sélectionne 21 variétés de marbre, 13 essences de bois, donc certaines très exotiques, comme l’acajou ou l’érable moucheté. Les tapis sont crochetés main, les vitraux sont teintés dans la masse, tandis qu’un immense tableau pointilliste orne le palier.

La salle à manger.
La salle à manger.© Frédéric Raevens

Une perle rescapée

Un tel chantier prend forcément du temps. Entre les premières esquisses et la réception définitive, il ne s’écoule plus de huit ans. Cet hôtel particulier, quand il est commandé, est réfléchi comme une maison d’hiver: dans les familles aisées de l’époque, il est de bon ton de passer l’été à la campagne – au château de la Hulpe, en ce qui concerne la famille Solvay – avant de revenir en ville à la mauvaise saison. Reste qu’entretemps, l’automobile est apparue, rapprochant la campagne de la ville et rendant secondaire la nécessité d’un logement urbain hivernal. La maison n’est donc utilisée qu’avec parcimonie par la famille Solvay, avant tout pour recevoir des invités de marque.

« Cela va lui assurer un excellent état de conservation, se réjouit la conservatrice. Pendant les soixante ans où la maison va rester dans la famille Solvay, presqu’aucune modification ne va être apportée. » Un phénomène plutôt rare: la plupart des maisons Art nouveau encore existantes ont été peu ou prou modernisées au fil des ans. « L’Art nouveau est finalement un mouvement qui ne dure que peu de temps et qui n’intéresse rapidement plus grand monde. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de bâtiments ont été détruits. Ce n’est que très récemment qu’on a commencé à s’y intéresser à nouveau. »

Les luminaires sont d'inspiration végétale.
Les luminaires sont d’inspiration végétale.© Frédéric Raevens

Fin des années 50, la « bruxellisation » bat son plein et de nombreuses demeures cossues de l’avenue Louise, qui a perdu de sa superbe, sont démolies afin de construire des tours d’appartements. L’Hôtel de maître échappe de peu à la destruction, lorsque la famille Solvay décide de s’en séparer et que plusieurs promoteurs immobiliers se montrent intéressés. « Heureusement, il va être racheté, avec son mobilier, par les couturiers Louis et Berthe Wittamer-De Camps, qui cherchent un endroit où établir leurs ateliers de haute-couture. »

Si quelques aménagements sont effectués aux étages, la plupart de la maison reste dans son jus. « Horta avait prévu un système d’aération naturelle perfectionné, ce qui fait que tous les matériaux ont globalement très bien vieilli: vous ne trouverez pas une seule boiserie fendue! » La famille Wittamer, après avoir déménagé ses ateliers, décide alors de consacrer une partie de son temps et de ses moyens à la restauration et à la préservation des lieux, avant des les ouvrir au grand public en 2021. Si, aujourd’hui, la façade se cache derrière des échafaudages pour une restauration bien nécessaire, les intérieurs, eux, n’ont rien perdu de leur superbe!

Beauté fragile

Conçu à l’origine comme une habitation familiale, l’hôtel Solvay n’a jamais été prévu pour accueillir des hordes de visiteurs. C’est ce qui explique que, même ouvert au public, il ne peut accueillir qu’un nombre limité de curieux. Il faut donc prendre rendez-vous pour y accéder, via hotelsolvay.be ou au 02 640 56 45. La liste d’attente est parfois un peu longue... Petit conseil: si vous le pouvez, optez pour une visite guidée en groupe. C’est plus cher, mais vous aurez alors accès à des pièces qui ne sont pas en accès libre, telles que les salles de bain, rappelant des cabines de navire!

La cage d'escalier rappelle celles des grands paquebots transatlantiques.
La cage d’escalier rappelle celles des grands paquebots transatlantiques.© Frédéric Raevens

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