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Anvers: dans l’atelier de Rubens

1610. Le peintre Pierre Paul Rubens fait l’acquisition d’une maison bourgeoise dans le centre d’Anvers. À côté de la demeure, il fait construire une aile exubérante, digne des plus beaux palais italiens. C’est là qu’il installe son atelier et que naîtront la plupart de ses chefs-d’oeuvre.

C’est une petite place d’Anvers, située à deux pas du Meir et de ses magasins hyper tendance. En retrait du brouhaha de l’artère commerçante, il se trouve une maison qui, pour un peu, passerait inaperçue dans n’importe quelle vieille ville de Flandre. Un toit d’ardoise aussi gris que le ciel, à peine égayé par les murs de brique rouge. Une façade à pignons percées de hautes fenêtres, qui semblent aspirer la lumière, sans pour autant dissiper la pénombre intérieure.

De cette bâtisse au charme fruste, l’oeil passe inconsciemment à la façade suivante et ne peut s’empêcher de tiquer. Ici, la brique cède le pas à un parement de pierres aux tons chauds, lumineux. Le bâtiment affiche une certaine élégance, malgré son aspect massif. A son sommet, le coq-girouette est absent, remplacé par un petit soleil étincelant, doré à la feuille d’or. Bienvenue dans la maison de Rubens, la maison aux deux visages. La demeure d’un peintre flamand d’origine protestante, tombé sous le charme fastueux de l’Italie et de ses merveilles.

Folie des grandeurs

A plusieurs reprises, Rubens s'est luimême représenté en peinture. Cet auto-portrait date de 1628.
A plusieurs reprises, Rubens s’est luimême représenté en peinture. Cet auto-portrait date de 1628.

Lorsque Pierre Paul Rubens acquiert cette propriété, en 1610, seul existe un corps de logis typiquement flamand. A l’époque, l’homme est déjà une pointure dans son domaine : après avoir longuement étudié la peinture de la Renaissance en Italie, il a déjà représenté sur ses toiles nombre de puissants, a participé à des missions diplomatiques et vient d’être nommé peintre officiel de la cour des archiducs Albert et Isabelle, souverains des Pays-Bas méridionaux. L’artiste est tellement apprécié qu’il reçoit la permission, inédite, de ne pas rester à proximité du palais. Il peut résider et travailler là où il le désire.

Rubens entame dès lors des travaux pour accoler un atelier à sa demeure anversoise... et se fait plaisir. Très inspiré par l’architecture italienne, il dessine lui-même les plans et se fait construire un arc de triomphe reliant les deux bâtiments, une galerie couverte (bien moins adaptée aux frimas de nos régions qu’au climat méditerranéen), un imposant escalier d’apparat et surtout le fameux atelier, dont les hautes façades sont couvertes de bustes, de peintures en trompe-l’oeil et de fioritures. Pour contenter son amour de l’antiquité et de la Péninsule, il crée aussi un  » cabinet d’art  » qui abrite de nombreuses oeuvres grecques et romaines. Le peintre Roger de Piles (1635-1709), admiratif, le décrit en ces mots :  » Entre sa cour et son jardin, il a fait bâtir une salle de forme ronde, comme le temple du Panthéon qui est à Rome, et dont le jour n’entre que par le haut et par une seule ouverture qui est le centre du dôme. Cette salle étoit pleine de bustes, de statues antiques, de tableaux précieux qu’il avoit apportés d’Italie et d’autres choses fort rares et fort curieuses. « 

L'atelier permet aujourd'hui de comprendre la manière de travailler de Rubens.
L’atelier permet aujourd’hui de comprendre la manière de travailler de Rubens.

Malheureusement, après la mort du peintre en 1640, ces bâtiments connaissent plusieurs remaniements, parfois peu judicieux. L’arc de triomphe et un petit pavillon situé au fond du jardin sont les seuls vestiges à n’avoir pas changé depuis quatre cents ans. Reste que l’atmosphère du lieu, elle, n’a guère évolué : après avoir passé le porche, en portant son regard sur un côté de la cour intérieure, puis sur l’autre, le visiteur d’aujourd’hui voyage instantanément d’une maison bourgeoise flamande à un véritable palazzo florentin. Et il se pose inévitablement la question : Rubens était-il donc si riche ? La réponse est évidemment oui !

Une marque avant l’heure ?

C’est que la production de Rubens est impressionnante : on estime que sur l’ensemble de sa carrière, l’homme est à l’origine de près de 2.000 oeuvres, souvent monumentales. Bien sûr, pour atteindre un tel rendement, l’artiste ne travaille pas seul : il bénéficie de l’aide d’apprentis – le nombre de demandes fait qu’il doit en refuser constamment – et collabore avec des peintres confirmés et spécialisés. Actuellement, on peut ainsi découvrir une peinture inachevée dans son atelier : à l’arrière-plan, le décor de bataille a déjà été terminé par un spécialiste des scènes guerrières, tandis que le sujet central du tableau, un Henri IV victorieux, n’a été qu’à peine ébauché par Rubens.

La façade de la maison est typiquement flamande.
La façade de la maison est typiquement flamande.

L’implication du Maître varie fortement selon les tableaux qui portent sa griffe : les oeuvres qu’il réalise entièrement se vendent à prix d’or, mais il se contente parfois de contrôler le travail de son équipe. L’atelier de Rubens est avant tout une formidable industrie artistique, une marque de fabrique qui s’arrache à travers l’Europe... ce qui ne manque pas de susciter quelque jalousie. En visite à Anvers, le botaniste danois Otto Sperling fait ainsi remarquer que de nombreux jeunes apprentis  » travaillaient seuls sur différents tableaux que le sieur Rubens avait dessinés au préalable au crayon et sur lesquels il avait apposé ça et là une touche de couleur. «  Avant d’ajouter amèrement :  » Toute cette activité était décrite comme le travail de Rubens, ce qui permettait à l’homme d’amasser une prodigieuse fortune. « 

Le scientifique scandinave ne peut toutefois cacher son admiration pour le peintre qui est capable, lors de sa visite, de répondre aux questions tout en supervisant son atelier, en même temps qu’il dicte une lettre et se fait lire les oeuvres de Tacite... A cette description, on ne peut s’empêcher d’imaginer un Rubens hyperactif, s’affairant dans un atelier aussi bruyant à l’époque qu’il est calme aujourd’hui. Et d’espérer que, quelque part entre ces murs, son fantôme s’affaire encore, au milieu des toiles et des pinceaux.

Insaisissable Rubens privé

La maison du XVIe siècle, achetée par Rubens en 1610, n’existe plus à proprement parler : réaménagée en profondeur à partir du XVIIIe siècle, elle a été restaurée « à l’ancienne » durant les années 30, mais sans plans d’époque fiables. Si elle garde son allure originelle, on ne sait finalement pas trop à quoi ressemblaient les quartiers privés de Rubens et de sa famille. Ceci étant, même si les pièces reconstituées ne sont pas authentiques, elles le sont avec du mobilier et des oeuvres d’époque – la plupart achetées, collectées ou réalisées par le peintre – et permettent d’avoir une bonne idée de ce à quoi ressemblait une riche demeure flamande contemporaine de Rubens. On notera par exemple la présence de « cuir doré » sur les murs, des carrés de cuirs rehaussés d’argent vernis et plaqués sur la brique, qui permettaient de donner une ambiance plus chaleureuse aux pièces... et prouvait la réussite financière d’une famille. Parmi les oeuvres présentées au public, on peut découvrir quelques incontournables, comme les plus célèbres autoportraits de Rubens et de van Dyck (son élève le plus talentueux, lui aussi entré dans l’Histoire) ou encore le buste dit « de Sénèque », copie romaine d’une statue grecque dont Rubens s’inspirera dans une peinture.

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