Le journal de ma pension

Dans le numéro de mars de Plus Magazine, Ludo Hugaerts publie le journal de sa première année de pension, accompagné des commentaires de Jean-Baptiste Dayez, psychologue chargé d’études chez Enéo, mouvement social des aînés, et auteur d’une enquête sur la manière dont les aînés vivent leur retraite.

Il y a un an, à grand renfort de surprises et de blagues, nous avons fêté le départ de notre premier pensionné: Ludo Hugaerts, journaliste, 65 ans et demi. Mais nous ne l’avons pas laissé partir sans une dernière commande : tenir durant un an le journal de son ressenti de jeune pensionné. Ce qu’il a fait. Et ce qui est précieux, car qui peut le plus justement exprimer des émotions que celui qui les a vécues ? Ludo écrivait régulièrement des articles sur la préparation à la retraite, sur les relations de couple après la retraite, etc. Il savait, donc. Mais en le lisant, on se rend compte que ceci ne l’a pas empêché de tomber la tête la première dans certains pièges contre lesquels il avait mis ses lecteurs en garde, et d’en être parfaitement conscient. Entre la théorie et la réalité, il y a une marge, en effet.

On sent que, plus d’une fois, ce passionné de boulot a le blues. Que ce n’est pas facile tous les jours. Quelle est sa place dans la société ? Quel sens donner à sa vie ? Un an après, après tout un cheminement, Ludo a réussi à se remettre en  » mode projets « , à trouver un équilibre. Mais il se demande toujours : l’homme est-il fait pour vivre sans travailler ?

1er janvier 2014

 » Papy, on joue!!!  » Premier jour de pension : je suis réveillé par un de mes petits-fils. Ils vivent à Helsinki et passent les vacances de Noël chez nous avec leurs parents. On sort les Lego.

3 janvier

Le coeur un peu serré, je retourne au journal pour rendre ma voiture et les clés. C’est rapide et impersonnel. J’ai le sentiment de tirer un trait sur une partie de ma vie. Deuxième coup dur lorsque je vais souhaiter une bonne année aux collègues : Olivia s’est approprié  » mon  » bureau. Pendant des années, cela a été mon coin, mon chez moi, mon petit bout d’intimité. Je ne suis pensionné que depuis quelques jours et c’est comme si j’avais été rayé de la rédaction. Bon, ce sont des choses auxquelles on peut s’attendre, mais quand on le voit, ça fait mal. Je ne laisse rien paraître, mais je ne prolonge pas la visite. Je me suis d’ailleurs juré de ne pas imposer de visites surprises à mes ex-collègues parce que je sais d’expérience qu’on tombe souvent mal.

4 janvier

A partir d’aujourd’hui, je partage la voiture avec ma femme. Régulièrement, je la surprends en train de lorgner vers de petites citadines...

5 janvier

Pour « fêter » ma pension, nous partons une semaine dans notre petite maison de vacances près de Carcassonne. La fête, c’est... peindre murs et plafonds. Pour beaucoup de pensionnés, une maison de vacances dans le sud, c’est le rêve. Pour moi, là, c’est juste du boulot en plus !

13 janvier

J’ai continué à travailler cinq mois après ma pension légale et comme je n’ai toujours aucune nouvelle, je reprends contact avec l’Office national des Pensions. Je suis reçu rapidement. On m’annonce que je vais toucher ma pension dès le 31 janvier. Mais comme on ne connaît pas mon numéro de compte, je vais recevoir une assignation avec laquelle je pourrai aller retirer ma pension dans un bureau de poste. Je n’en crois pas mes oreilles et m’empresse de donner mon numéro de compte. Pour la première fois, je sais précisément quel sera le montant net de ma pension, bien qu’elle soit de 900 euros moindre que mon dernier salaire. Le bonus pension fournit un petit avantage.

14 janvier

Le radio-réveil et le thermostat étaient encore réglés comme à l’époque où je me levais tôt. Désormais, la radio me réveillera à 07h45.

17 janvier

Immense plaisir! Le Salon de l’Auto engendre les premiers gros embouteillages de l’année vers Bruxelles. Et je ne suis pas dedans ! Ce que j’écris sur Facebook. Une ex-collègue me rétorque que ce serait plus sympa de compatir vu que ce sont les gens qui travaillent qui paient ma pension.

21 janvier

Pour la première fois, je garde ma petite-fille, qui a un an et demi, durant une journée complète. Elle capte toute l’attention. Impossible de faire autre chose !

23 janvier

Je regarde dans mon agenda, alors que je n’ai absolument rien de prévu, ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Et le soir, je constate: je n’ai rien fait aujourd’hui. Je me sens coupable.

31 janvier

A 10h30, la factrice sonne. Je m’attendais à recevoir mon assignation pour obtenir ma première pension. Non, elle me tend un sac en plastique avec l’argent comptant, pièces d’1 et 2 cents comprises. Ma première pension est donc réglée comme du temps de mon beau-père !

3 février

Aujourd’hui, c’est lundi, notre  » jour officiel  » en tant que grands-parents. Nous gardons notre petite-fille de manière à ce que ses parents économisent, ce jour-là, le coût de la crèche. Donc le lundi, nous devons nous lever tôt. Les autres jours, nous osons traîner au lit jusque 8h30, pour prendre possession de la salle de bains à 9h30. Quelle décadence!

17 février

Superbe soleil. Je me sens de nouveau coupable de ne rien faire. Et donc j’entame le nettoyage de printemps du jardin. Cela m’a déjà pris cinq jours. Avant, je devais y arriver en un week-end.

21 février

Rita, la secrétaire de Plus Magazine, me fait suivre encore quelques mails personnels. Elle m’informe que mon compte e-mail professionnel sera clos dès la fin du mois de février. Je le savais bien, mais cela m’a fait mal.

3 mars

Retour à la maison après une semaine chez nos petits-fils à Helsinki. Je me rends compte que je suis en train de me laisser aller à une routine confortable. Petit-déjeuner tardif, lire le journal, les mails, et seulement après faire sa toilette. Je n’écoute même plus le radio guidage. Help, je ne veux pas vieillir avachi dans le divan !

11 mars

Mon premier projet est entièrement couché sur papier. Avec Frank, mon compagnon de vélo, nous voulons faire Gand-Carcassonne à vélo en neuf étapes de 110 à 120 km, avec un jour de repos. Nos épouses respectives sont prêtes à jouer les voitures-balais. Deux à trois entraînements par semaine s’imposent.

18 mars

Les dangers de l’apéritif! Ces derniers temps, cela a été une bouteille de vin midi et soir.

26 mars

Anne-Laure et moi nous sommes disputés pour la première fois le territoire de la cuisine. Toujours dans les pieds l’un de l’autre ! Elle:  » C’était plus facile quand tu travaillais !  » J’aime cuisiner et depuis le 1er janvier, je me suis inconsciemment approprié  » sa  » place. Désormais, on décidera qui cuisine quand.

8 avril

Lors d’un entraînement, Frank a été emmené à l’hôpital après une chute. Je ferai Gand-Carcassonne à vélo seul, avec Anne-Laure au volant de la voiture-balai.

13 avril

L’an dernier, j’ai accompagné 25 lecteurs de Plus Magazine pour grimper le Ventoux à vélo. Neuf participants, devenus amis, se retrouvent aujourd’hui. L’un d’entre eux propose de préparer des vacances en vélo à Majorque pour 2015. OK!

3 mai

Lors de mes nombreux entraînements en solitaire, je réfléchi à ma vie. Qu’est-ce que je ne ferais plus ou qu’est-ce que je ferais autrement ?

18 mai

C’est sous le soleil que j’ai franchi la première étape (Gand-Le Cateau-Cambrésis, 125 km). J’ai pédalé les 55 derniers kilomètres en compagnie de deux voisins. L’un d’eux, 57 ans, avait du mal à suivre et du coup on s’est limité à du 22-23 km/h. D’accord, ce n’est pas malin, mais cela m’a fait plaisir de me dire que moi, avec 8 ans de plus, j’étais (presque) en forme à l’arrivée.

27 mai

A 14h45, j’ai atteint ma destination, sans problème. J’ai juste dû annuler l’avant-dernière étape (Figeac-Albi) à cause de la pluie.

28 mai

Repos. Je déguste toutes les félicitations sur Facebook et rattrape l’info en retard. Suis-je ce qu’on appelle un  » nouveau pensionné »? Plutôt que de pantoufler devant la télé, j’ai parcouru 900 km à vélo et cherché du wifi pour skyper avec mes petits-enfants.

2 juin

Retour à la maison. La note des hôtels et restaurants a été lourde. Mes revenus de pensionné ne sont plus ceux d’un salarié et je n’ai pas encore appris à vivre en fonction...

10 juin

Ma fille Eva nous annonce la naissance de son deuxième enfant (notre quatrième petit-enfant) pour juillet. Le bébé (d’après les échographies, un garçon ) était en siège avant de se mettre dans la bonne position. Je me rends compte à quel point j’y ai pensé au cours des derniers jours. Ai-je été un père absent qui essaie de se rattraper avec ses petits-enfants? Se pourrait-il que je tienne plus à mes petits-enfants qu’à mes propres enfants? Je n’ose pas y penser davantage.

19 juin

La Coupe du Monde de foot a commencé. Je peux regarder n’importe quel match quand j’en ai envie. Même au milieu de la nuit puisque je peux faire la grasse matinée.

26 juin

J’ai commencé le dernier gros boulot que j’avais réservé pour ma pension: poncer et repeindre toute la menuiserie extérieure. Après celui-ci, je n’ai plus aucun projet. Et si je reprenais des cours ou me lançait dans le bénévolat en septembre ? Je ressens un sentiment de culpabilité de n’avoir rien fait d’autre de mes journées que de jardiner, faire du vélo, cuisiner, bricoler, m’occuper de ma petite-fille, boire des apéros et regarder la télé. Serait-ce ça le trou noir? Ne rien devoir faire sans l’avoir désiré ?

8 juillet

Hier, 3 minutes avant minuit, Miel est né. Je suis heureux de pouvoir vivre ce moment de manière aussi intense et d’aussi près. Notre fille a toujours été rebelle et indisciplinée, mais aujourd’hui je la découvre en mère aimante. C’est peut-être aussi un avantage de la pension: avoir du temps pour apprendre à mieux connaître ses enfants.

14 juillet

Notre voisine nous demande de veiller sur sa maison pendant ses vacances et d’arroser les plantes. Moi, je ne rêve ni de vacances, ni de voyages. Je suis content de pouvoir me détendre sur la terrasse, de suivre le Tour de France et d’aider les jeunes parents.

22 juillet

Anne-Laure et moi nous disputons souvent lorsque nous voulons être en même temps au même endroit. Je lui lance :  » Peut-être devrions-nous déménager dans une maison plus grande pour ne pas tout le temps nous marcher sur les pieds « . La réponse fuse :  » Avant, je faisais ce que je voulais dans toute la maison. Tu t’occupais seulement du jardin. Maintenant, tu occupes tout l’espace. Tu veux même cuisiner tous les jours. Je me sens comme un élément extérieur.  » Je me rends compte que nous n’avons encore jamais discuté de qui fait quoi dans la maison et de l’espace privé de chacun.

3 août

Beaucoup retournent au boulot demain et ont aujourd’hui le blues. Pas moi. Parfois, la pension, c’est chouette.

1er septembre

Long petit-déjeuner. J’entends à la radio des reportages sur la rentrée des classes et le retour au boulot. Les embouteillages. Et moi, à la maison... Mmmmmh...

6 septembre

Nous recevons une quarantaine de personnes à l’occasion de la naissance de Miel. Je suis frappé de constater à quel point les générations ne se mélangent pas.

17 septembre

Je suis retourné la rédaction pour récupérer un papier. Cela m’effrayait un peu, mais l’accueil chaleureux était sincère. Je me suis peut-être trompé : recevoir la visite d’un ancien collègue n’est pas nécessairement une gêne.

24 septembre

Le système de navigation de notre nouvelle voiture nous avertit des radars. Tiens,depuis le 1er janvier, je n’ai pas encore été flashé et je n’ai reçu aucune contravention pour excès de vitesse, alors que j’en ai eues quatre l’année dernière.

30 septembre

La nuit dernière, un ami d’enfance est décédé. Cela m’a profondément touché. Je pourrais être très triste à cause d’un pan de ma vie qui disparaît, mais à l’instant même nous sommes en vacances avec 15 personnes dans une grande maison en Zélande. Neuf mois après le premier jour de ma pension, je me dis que vieillir comme ça, ce n’est pas si mal.

17 octobre

Un petit week-end dans les Ardennes avec ma fille et mes deux petits-enfants.Agréable ? Oui. Des vacances? Non, parce que cela nous a franchement fatigués.

16 décembre

Quand ma fille nous téléphone le matin en disant : « J’ai une petite question », on connaît la suite. La semaine dernière, ça n’a pas arrêté ; on a gardé les enfants presque tous les jours et même le soir. Pour nous, c’était trop, mais on n’a pas osé dire non. Nous avons aussi eu deux naissances rapprochées et je me souviens très bien que nous étions très contents de pouvoir les déposer dans la famille lors d’un pépin de dernière minute.

30 décembre

Un an plus tard... L’heure du bilan.

Maintenant, je suis suffisamment reposé. Objectif pour la deuxième année : être plus actif sans sacrifier les moments privilégiés comme ceux que j’ai vécus cette année. Trouver un bénévolat ou un boulot complémentaire. Développer un nouveau projet. Passer plus de temps à Helsinki avec mes petits-fils. Aller à Berlin à vélo. Et de toute manière, trouver quelque chose qui donne plus de sens à ma vie.

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