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Comment gérer nos angoisses face au terrorisme?

Les attaques terroristes qui ont frappé Bruxelles ont ébranlé notre sentiment de sécurité et de contrôle que les forces de l’ordre s’efforcent de maintenir. Chez certains, elles ont ravivé des souvenirs liés à de précédents attentats. Comment pouvons-nous aujourd’hui gérer nos angoisses sans basculer dans l’excès émotionnel? Réponses avec deux spécialistes belges.

Plus Magazine: Le fait que de nombreuses personnes ressentent de l’anxiété à propos de la menace terroriste est-il normal ?

Pierre Philippot, professeur de psychologie à l’UCL: C’est tout à fait normal, effectivement. Il s’agit d’une situation nouvelle pour tous, la population n’a aucun point de repère par rapport à cette menace. L’expérience de la vie qu’on peut acquérir avec l’âge ne joue pas dans ce cas-ci. De plus, l’incertitude est totale: les autorités communiquent peu de détails, la porte est ouverte à toutes les suppositions, toutes les rumeurs et, à son propre niveau, on ne peut rien faire pour contrer ces risques d’attentats. On est face à l’incontrôlable, à l’imprévisible, ce qui promeut l’anxiété !

Cette anxiété, si elle est normale, peut-elle aussi devenir problématique?

P.P. : Oui car, actuellement, beaucoup ont tendance à « ruminer », ressasser la menace terroriste. Ils l’ont constamment à l’esprit. Il faut dire que les médias, les réseaux sociaux, ne cessent pas d’en parler. Or, certaines de ces personnes risquent de se replier socialement, de tomber dans un cercle vicieux, dans une peur qui va s’auto-entretenir.

C’est surtout problématique si les personnes pensent aux conséquences des risques terroristes en des termes très généraux, très abstraits (fin d’un monde, d’une époque où l’Occident dominait le monde, valeurs battues en brèche par les terroristes, etc. ) : ils n’ont aucune emprise là-dessus et ne peuvent donc trouver aucune solution à leurs angoisses. Ils peuvent alors avoir du mal à s’ancrer dans le présent, préfèrent s’orienter vers le passé ou le futur. Or, cette incapacité à vivre le moment présent est un moteur d’anxiété, mais aussi de dépression.

La menace actuelle rappelle à nombre d’entre nous les pires moments de crise de la guerre froide, voire de la Seconde Guerre mondiale. Est-ce comparable ?

Erik de Soir, psychologue spécialiste des traumatismes : La situation actuelle n’est pas vraiment comparable aux situations de guerre que nous avons connues, où on pouvait clairement distinguer l’ennemi des alliés. Ce qui est nouveau dans la menace terroriste qui nous occupe aujourd’hui, c’est que le danger est devenu totalement invisible et émane de notre propre société. Les plus âgés d’entre nous ont connu une société nettement moins multiculturelle et se posent en général plus de questions face à cette évolution qui a tendance à tout brouiller.

On constate aussi une sorte de tension entre les générations quant à l’attitude à adopter face à la situation actuelle. La plupart 50+ ont appris à taire un certain nombre de sujets délicats, contrairement aux jeunes d’aujourd?hui. Mais le fait de ne pas exprimer son sentiment de peur ou d’anxiété face à la menace ne le fait pas disparaître. Il est donc important d’apprendre à en parler. Par exemple, au sein d’un forum ou d’un groupe. Nombre d’associations socio-culturelles proposent des programmes et des formations.

La vie redeviendra-t-elle comme avant ou devons-nous accepter d’apprendre à vivre avec la menace terroriste ?

E. de S. : L’être humain finit toujours par s’habituer à une situation nouvelle. J’entends souvent dire : Dans quel monde vivonsnous ? Mais nous vivons toujours dans le même monde. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas neuf en Europe. On se souvient des attentats en Irlande du Nord, des Cellules Communistes Combattantes (les CCC) en Belgique, de la Fraction Armée Rouge en Allemagne.

Comment éviter de devenir paranoïaque ? La peur peut être un moteur, mais trop d’anxiété devient paralysant?

E. de S. : Il faut essayer de rationnaliser. Ce qui compte, c’est d’apprendre à différencier le danger du risque. Le risque comporte un facteur chance ou probabilité. Le danger du terrorisme est actuellement bien réel, mais le risque personnel reste très limité. Nous affrontons chaque jour les dangers de la circulation sans nous en soucier vraiment. Pourtant, le danger est bien plus important quand on roule à plus de 100km/h sur une autoroute. A cette vitesse-là, un accident est souvent mortel. Il suffit d’observer le comportement des automobilistes pour constater qu’ils ne sont visiblement pas conscients du danger. Il faut donc remettre les choses en perspective, surtout avec le surcroît de mesures de sécurité et le fait que nous soyons tous en état d’alerte. Toute cette tension retombera au bout d’un certain temps, à condition de ne pas déplorer un nouvel attentat. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé après l’attaque commise par Kim De Gelder dans une crèche. A ceux qui n’osent plus sortir seuls en ce moment, je conseille de sortir en groupe, de se confronter à leur peur mais surtout de ne pas rester chez eux à broyer du noir. La peur est un moteur tant qu’elle ne paralyse pas. J’ai aidé de nombreux correspondants de guerre et ceux qui sont restés trop longtemps dans des zones de conflit finissent par ne plus ressentir la peur. Ce qui est néfaste aussi, car les mécanismes de réaction et la vigilance se mettent alors en veille.

Quels sont les signes qui permettent de détecter que son anxiété « dérape »?

P. P. : Cela devient problématique quand on n’est plus maître de ses pensées, quand elles sont constamment morbides ou alarmistes. Il y a aussi lieu de se préoccuper quand on remarque un repli social parce qu’on n’ose plus sortir, un désinvestissement de ses activités habituelles. Souvent, on remarque également des changements dans la nature du sommeil (insomnies, cauchemars).

Si ces signaux d’alarmes retentissent, que faire ?

P. P. : Il ne faut pas rester focalisé exclusivement sur la menace et ses appréhensions. Si on n’y arrive pas seul, on peut toujours se diriger vers les psychologues, les centres de santé mentale qui organisent parfois des séances d’information ou vers son médecin généraliste. Cependant, il vaut mieux réserver les médicaments aux cas sévères et résistants aux autres approches. A noter qu’avoir une activité physique régulière (minimum 30 minutes d’activité vigoureuse comme de la marche rapide, 3 fois par semaine) est un excellent remède contre l’anxiété.

Et à un niveau plus personnel, comment se raisonner ?

P. P. : Il est important d’identifier en quoi notre vie est modifiée par la situation actuelle, en quoi nous sommes impactés de manière très concrète. Or, il y a de très fortes chances qu’en réalité, le risque terroriste en lui-même n’ait pas fondamentalement changé nos conditions de vie. En tout cas, bien moins que le climat actuel ne pourrait le laisser supposer.

Il faut donc essayer de ne pas plonger dans un cercle vicieux, en essayant de maintenir son existence telle qu’elle était avant, en entretenant son réseau social, en gardant son investissement dans les choses qu’on estime signifiantes (engagements sociaux, hobbys) ou même en trouvant de nouvelles choses dans lesquelles s’investir, en lien avec ses valeurs.

Il faut aussi lutter contre l’espèce de « compulsion » qui nous pousse à aller suivre les informations presque en continu. C’est addictif et la plupart des informations font plus peur qu’elles ne rassurent. Je ne dis pas qu’il faut ignorer les actualités, mais il faut essayer de canaliser, de structurer l’énorme quantité d’informations auquel on a accès. On peut, par exemple, limiter le nombre de visites aux sites d’information à maximum une fois toutes les deux heures, pas davantage.

On voit chez certaines personnes ressurgir les préjugés et la peur à l’égard des étrangers. Que faire si on se met à avoir peur de ses voisins ?

E. de S. : Je pense qu’il faut engager le dialogue et leur demander comment eux-mêmes vivent la menace terroriste. Il y a fort à parier qu’ils vous diront qu’ils condamnent le terrorisme et que l’Islam est avant tout une religion de paix. N’oublions pas que toute religion a ses fanatiques. Pour combattre l’hérésie, l’Inquisition a également commis des horreurs (bûchers). Et il ne faut pas oublier non plus que la plupart des victimes du terrorisme islamiste sont des musulmans qui vivent dans des pays musulmans.

Comment les gens qui ont déjà connu des traumatismes vivent-ils la menace terroriste actuelle ?

E. de S. : Les traumatismes passés influencent la façon dont on appréhende un nouveau choc. Les récents attentats réveillent des traumatismes enfouis. Lorsque le train-train de la vie quotidienne commence à souffrir de l’avalanche d’informations diffusées par les médias et que l’angoisse sécuritaire prend le dessus, mieux vaut réagir sans tarder et se faire aider par un professionnel.

Comment en parler à des personnes vivant en maison de repos ? Elles sont conscientes de la menace qui pèse à l’extérieur et se sentent vulnérables. Que faire si cela réveille chez elles de pénibles souvenirs de guerre ?

E. de S. : Lorsqu’une personne très âgée se met à avoir peur ou à être obsédée par la menace, il faut en parler. Certaines d’entre elles vivent dans un grand isolement qui leur fait voir le monde par le prisme des médias, qui ont tendance à noircir le tableau. Pas évident de changer cela, à moins d’entrer dans des discussions sans fin. Essayez de garder votre calme et votre sérénité. Tâchez d’évoquer avec la personne ses expériences passées. Je pense qu’on a encore beaucoup à apprendre des gens qui ont vécu la guerre. Y compris des réfugiés qui sont arrivés en Belgique et ont sans doute de précieux conseils à nous donner. »

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