Opéra : L’haleine rouge de la mort

Avec son décor surnaturel, ses peurs et ses pervers à la pelle, le Pelléas et Mélisande de Debussy (en reprise à La Monnaie) insuffle encore plus de mystère à l’univers onirique de Maeterlinck. Attention : musique magique !

Un chapeau. Un bonbon. Un bouchon. Une tétine. Une citerne. Une méduse. Un utérus. Un champignon. Un sous-marin. Grand comme un bungalow futuriste (des gens bizarres y habitent) et d’une intense couleur groseille, cerise ou sang (sang, oui, parce que ça finit mal), le décor conçu par Anish Kapoor, plasticien britannique contemporain, occupe toute la scène de La Monnaie, pivote sur son socle, offre en grinçant ses formes incurvées, ses curieuses cavités, sa beauté épurée... sans qu’il soit jamais possible de deviner à quoi ressemble ce drôle de machin. On le sait bien, pourtant : Pelléas et Mélisande (la pièce de Maurice Maeterlinck créée en 1893, mais aussi l’opéra qu’en a tiré Claude Debussy neuf ans plus tard), s’accommode souvent de pas grand-chose (peu d’accessoires, des silences, des réticences, une allure globalement spectrale). Ici, ni ruine ni neige : forçons l’imagination à accepter que le château des protagonistes a pris l’aspect d’un étrange coquillage ou d’une bitte d’amarrage orangée. Ce petit effort mental fourni, en route pour 2 heures 45 (entracte compris) d’un drame lyrique en cinq actes, douze tableaux et beaucoup beaucoup d’angoisse.

Mélisande, très jeune personne manipulatrice dont on n’apprend finalement rien du tout, sinon qu’elle a fui des méchants, est sauvée des bois par Golaud, un pas bien gentil non plus qui a deux, trois fois son âge, et qui décide de l’épouser. Non seulement jaloux (ça l’horripile que son demi-frère Pelléas rôde autour de sa moitié), il est aussi voyeur et, pour tout dire, sado-maso. Quand Mélisande, batifolant avec Pelléas, perd (exprès ?) son anneau nuptial dans une fontaine, Golaud prendra clairement plaisir à jouir du mal qu’il inflige en représailles à son entourage, autant qu’à lui-même. Bref, ces individus passablement névrosés vont se pousser les uns les autres au désastre. Un univers glaçant, jamais réjouissant (il n’est question que de forêts noires, de grottes humides, d’eaux profondes et de famine), se concentre autour de l’immense sculpture carmin inclassable, où flirtent, se frôlent et s’espionnent les solistes. Le metteur en scène Pierre Audi a voulu qu’une Mélisande pâle et chauve, sorte de cancéreuse extraterrestre (Sandrine Piau et Monica Bacelli, en alternance), tienne tête à un Golaud psychopathe (Dietrich Henschel ou Paul Gay) et cède finalement à un Pelléas fétichiste (Stéphane Degout ou Yann Beuron). Le minimalisme recherché joue toutefois des tours: la longue chevelure de Mélisande qu’évoque le livret est du coup remplacée par une ceinture de crins blancs ou par une bête loque, que Pelléas enroule amoureusement autour d’une échelle (au lieu d’un saule, dans l’histoire).

Et oui le texte, justement... Les dialogues de Pelléas et Mélisande, dans la version montée en 1984 par André Delvaux, donnaient déjà à sourire, par leur côté vieillot et franchement gnangnan. Près de trente ans plus tard, ils semblent toujours plus ridicules. En particulier ceux de la scène entre Yniold, le fils de Golaud, et ce dernier, qu’Yniold (excellente Valérie Gabail) s’obstine à appeler  » petit père  » à chaque phrase... – un tic langagier que le traducteur néerlandophone a d’ailleurs jugé inutile de reproduire, dans les sous-titres qui défilent au-dessus de la scène. Ne pas s’attarder aux paroles dites, ne pas en chercher le sens (Maeterlinck, au-delà des mots, voulait suggérer l’indicible), ne pas regretter l’absence totale de réalisme (l’auteur en avait horreur) et s’émerveiller, in fine, d’une ancienne, oubliée et bienvenue lenteur (dans un monde où tout s’accélère)... Voilà les clés indispensables pour jouir pleinement d’une musique que le chef Ludovic Morlot excelle à rendre tout bonnement ensorcelante.

Pelléas et Mélisande, à La Monnaie (Bruxelles), jusqu’au 25 avril. Info sur www.lamonnaie.be

Photo: TOMBEAU Dietrich Henschel (Golaud) et Monica Bacelli (Mélisande) en mauvaises postures dans la sculpture inclassable d’Anish Kapoor. (photo Bernd Uhlig)


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